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2025-04-20 15:49:29 +02:00

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<title>ravages - Un jour comme un autre à Upupa, Ventimiglia</title>
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<h1><a href="/">ravages</a></h1>
<h2 id='site-subtitle'><div class="subtitle-box""">chroniques de luttes à la frontière franco-italienne</div></h2>
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<header>
<h2 class="entry-title">Un jour comme un autre à Upupa, Ventimiglia</h2>
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<p><em>Upupa en Italien signifie huppe. Une huppe en Français cest un oiseau migrateur, au regard sombre et au plumage bariolé (blanc, orange et noir). Mais Upupa cest aussi le nom dun Info-point situé à Vintimille, ville italienne à la frontière avec la France, devant le grand campement de la Via Tenda, sous le pont de lautoroute. Créé par plusieurs collectifs locaux, cest le seul endroit vraiment ouvert à toustes, dans cette ville où, même pour accéder à la bibliothèque, il faut montrer un document didentité.</em></p>
<p><em>Des copaines de Vintimille nous racontent le quotidien dUpupa, à travers les voix des personnes qui fréquentent le lieu. Écrit à plusieurs mains, il est entre le recueil dhistoires, la narration et la mise en mots dun imaginaire collectif. Ce que vous vous apprêtez à lire ne se veut ni exhaustif, ni représentatif du lieu, de sa complexité et de lénergie quil contient.</em></p>
<p><img alt="" src="../images/02/upupa/tente.jpg"></p>
<p>Vintimille, un jour quelconque dun mois quelconque. </p>
<p>Il nest pas encore deux heures de laprès-midi et Gaï est déjà assis sur le muret en face dUpupa, à côté de sa trottinette. On est dimanche et cest son deuxième jour de repos. Demain il va retourner à Albenga pour le travail.</p>
<p>« Upupa is good for everyone, for migrants and for people living here. Upupa is the most important help, without Upupa people would be suffering. Without it they will not have a place. »</p>
<p>À deux heure trente arrive Mustafa, à lheure comme toujours, avec les clés. Depuis quelques semaines, il est chargé douvrir le local et de tout ce que cela implique. Cette nuit il a bossé et il sest aperçu seulement au matin que sa tente était complètement inondée, à cause de la rivière qui
a débordé après les fortes pluies.</p>
<p>Ce matin Mustafa a mis un message sur le groupe Whatsapp-Upupa pour demander une nouvelle tente. Coup de bol, nos stocks sont pleins de matériel arrivé il y a quelques jours de Paris.</p>
<p>«Je ne peux que remercier Upupa, parce que le jour où je suis arrivé ici je navais rien, et ici jai trouvé tout ce dont javais besoin. Des fois les gars ils font un peu le bordel, on en parle et après ça sarrête.»</p>
<p>Trois heures et demie. Abdkader arrive depuis le pont, exhibant le dégradé flambant neuf de ses cheveux.</p>
<p>«Upupa cest beau. Au moins on peut boire le café, charger le téléphone, il y a des vêtements, de leau, la tondeuse pour les cheveux, des assiettes pour manger, on peut cuisiner, des fois se faire un shampoing, il y a des choses pour se laver, du savon, des couvertures et des tentes, on peut faire venir les amis. On peut prendre de leau pour lamener sous le pont, il y a la wi-fi, tout est wallah. Upupa cest ma deuxième maison wallah. Mustafa est vraiment cool. On respecte les personnes ici, moi je fais pas de bordel ici.»</p>
<p>Ses cheveux cest Mohamed qui les a coupés, sous le pont, avec une tondeuse récupérée on ne sait pas où. Des salons de coiffure improvisés on en a vus plein: avant cétait même très structuré, avec un gars qui venait exprès pour couper les cheveux à tout le monde, avec chaise, tondeuse, brosse, laque, gomine et tout. Maintenant, cest un peu plus improvisé, on coupe dans le local au milieu des gens, avec les cheveux qui tombent dans les tasses de café. Ou alors sur le parking, entre les flics et Médecins sans Frontières.</p>
<p>Mohamed est dans le coin depuis un mois. Il parle très bien espagnol, ce qui lui permet dinteragir avec nous, les européen.nes. Il a pas la langue dans sa poche, il dit les choses même si ça fait pas plaisir. Il ne va pas nous peindre un joli tableau du lieu, il va rien peindre du tout en fait: «Le local a besoin de quelque changement. Il faut un responsable qui soit là dès louverture et jusquà la fermeture. Une personne qui puisse parler avec les gars quand ils font du bordel et avec les voisins quand ils viennent se plaindre. Lendroit doit être plus propre, parce que si un responsable de la mairie ou une personne de pouvoir vient et voit les dessins sur le mur, elle va pas être contente, elle va croire que cest un squat.» </p>
<p>Ces choses-là, il les a dites en assemblée aussi.</p>
<p>Il est quatre heures et demie. Un peu à la bourre et un peu en speed comme dhab, on essaye de faire un cercle avec tous les objets qui peuvent servir de chaise. À lintérieur il ny a pas assez de place, les tours multiprise trônent au milieu de la pièce et malheur à qui essaierait de les déplacer. Mais il faut encore un peu de temps avant de commencer: il reste une clope à taxer, un café à faire couler, une conversation à terminer. Après avoir trouvé tous les traducteurs quil nous faut, commence le tour rituel des noms et des pronoms. Ces moments permettent à la communauté dUpupa daborder toute sorte de thématiques, de soulever les problèmes qui ne sont évidents que pour les personnes qui habitent ce lieu et le font vivre. </p>
<p>Des propositions il y en a toujours à foison, mais la plupart sont englouties par le vortex des changements de personnes et par la facilité avec laquelle les objets ont tendance à disparaître. </p>
<p>Mais il y a une chose qui sinstalle de plus en plus. Cest la pratique de lautogestion. Même si des fois on a un peu du mal à reconnaître quelle séloigne beaucoup de la définition politique que nous donnerions de ce terme.</p>
<p>Concrètement, on observe lautogestion quand une étagère est cassée et que trois jours après, avec un marteau, deux clous et sept personnes, un chantier collectif est inauguré. On la voit à lœuvre quand, avant la fermeture, les balais volés au Lidl sactivent de manière autonome. Quand, à la rupture du jeûne, avant même que la distribution de nourriture soit commencée, il y a déjà quelque chose à manger, à partager. On laperçoit autour de lécran dun téléphone que dix personnes utilisent en même temps, pour regarder le match de la ligue des champions. </p>
<p>Mais lautogestion consiste aussi à troubler les dynamiques de quartier. Quand les voisin·es cherchent le responsable du lieu pour se plaindre, iels sont déstabilisées par le fait de ne pas trouver un.e interlocuteur·ice blanche, et encore plus gênées quand cest Mustafa qui leur répond en italien, en montrant sa carte avec écrit « bénévole dUpupa ». Et on voit bien la perplexité et la déception dans les yeux des flics, à chaque fois quils sont en service devant Upupa, cest-à-dire tous les jours de lannée (ACAB!). On voit bien que pour eux il est à peine concevable quun lieu de ce type nait pas de chef, ou que les « chefs » ne soient pas blancs.</p>
<p>Il est six heures vingt. La voiture de la Finanza<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup> arrive, suivie par celle déglinguée de Ahmed Hossen. Quand il ouvre la portière, la première chose quon remarque cest le blouson de travail quil porte tous les jours. Il vient à Upupa entre autre pour recharger son téléphone et pour faire des appels vidéo avec sa fille, entre un tour de magie et une blague bien placée.</p>
<p>«Moi je viens à Upupa pour défouler mon cœur, avec mes amis et avec tout le monde. Ce lieu arrange bien lEtat italien, mais lEtat italien narrange pas du tout ce lieu. Les pauvres gens sont tous entassés à un seul endroit, ils vont pas à la mer, en ville déranger les habitants, parce quils savent quici à deux heures et demie cest ouvert, jusquà huit heures, alors ils viennent tous ici. Sil y a pas ce lieu, toutes les personnes seront dans la ville. </p>
<p>Qui dépanne qui ? La mairie de Ventimiglia ne peut être que contente de ce lieu. </p>
<p>Je suis là depuis deux mois. Si quelquun me demande, moi je laide. Mais si on me demande pas, je laisse faire et les gens font ce quils veulent. Il manque un peu de rangement. Les gens débarquent ici sans savoir comment il marche ce pays, donc ils ont besoin dapprendre la langue et de comprendre ce qui se passe.»</p>
<p>Pendant que Ahmed parle, une connaissance à lui entre par hasard dans le local. Ça fait 35 ans quil habite à Ventimiglia et cestaujourdhui, pour la première fois, quil sest décidé à passer la porte, parce quil a vu beaucoup de monde à lintérieur. Avec un regard émerveillé et plein de curiosité, il dit rapidement bonjour à tout le monde, avant de repartir chez lui avec ses sacs de courses.</p>
<p>Une autre personne qui vient juste dentrer cherche du sucre pour se faire un café. Depuis que Mustafa est là, le sucre on le range dans le coffre, comme le plus précieux des biens. Il y en a toujours trop et il finit toujours trop vite. Le lieu semble lengloutir. Le mot sukar affleure constamment dans le chaos des conversations. Le sucre quil faut aller acheter au Lidl, le sucre quil faut mettre de côté, le sucre à partager, le sucre qui colle aux tasses, le sucre indispensable à la préparation lente et méticuleuse du café. Sucre, café en poudre, une goutte deau. Il faut un peu de temps. Le rythme ici nest pas scandé par la machine à café, mais par le tintement net et constant des petites cuillers qui remuent ces trois ingrédients. Il ne faut pas être pressé.e, ça peut prendre quelques minutes.</p>
<p><img alt="" src="../images/02/upupa/mur.jpeg"></p>
<p>Pendant que des conversations babéliques bouillonnent, au-de-là du sifflement de la bouilloire qui passe dune main à lautre, entre le bruit de leau qui coule et le raclement du pot de sucre encroûté, on entend chuinter la porte du coffre qui souvre et se referme pour la millième fois.
Après il faut laver les tasses, les chercher, les perdre. Les retrouver dans les endroits les plus improbables. Sous les tables, sur les étagères des livres, dans les toilettes. Dans les pots de fleurs, sur le muret en face mais dix mètres plus loin. Dans le parking ou de lautre côté de la route. Et il ny a pas que les tasses, mais aussi les verres, les bols, les pots de confitures, les boîtes à café, récipients de toutes les formes et mesures. Dans le croisement chaotique de personnes, paroles et objets qui constitue ce lieu, la préparation du café se charge dune signification rituelle particulière.
Tous ces gestes appartiennent à la communauté dUpupa, déterminent le tempo du lieu, en définissent le quotidien.</p>
<p>On est presque à la fin de la journée. Sur la table sont éparpillés les dessins faits pendant laprès-midi, avec des crayons émoussés et des feutres en fin de vie. La plupart représente des drapeaux qui dénoncent notre ignorance géographique euro-centrée. Ces derniers mois, le drapeau palestinien est de plus en plus présent. Il y en a tellement que le mur en est rempli, jusquau plafond. Des fois, il y en a qui se décollent et tombent par terre, des nouveaux viennent les remplacer tous les jours.</p>
<p>Sept heures quarante-cinq. M vient de garer Sorpassina<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>, son scooter qui lamène toutes les semaines de Savona a Ventimiglia<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup>. Légèrement sonné par la route, les cheveux moitié aplatis et moitié ébouriffés par le casque, il marche vers Upupa. Comme quand on appuie sur la touche Play dun lecteur CD, la musique des salutations commence. Il y a des mains à serrer, des gens à serrer entièrement aussi, au milieu des voix piaillieuses et amicales. À côté de la porte, à lentrée, il retrouve comme à chaque fois les caisses des dons, où il ne manque jamais des pulls et des chaussures qui ne vont à personne. Les choses qui partent presque aussi vite que le sucre, ici, ce sont les couvertures et les sacs de couchage, parce quil faut passer la nuit dehors au froid.
M se souvient dun podcast quil a écouté il y a quelques jours. En Palestine, à la Porte de Rafah, la plupart des dons envoyés par les groupes solidaires sont arrêtés à la frontière et séquestrés. Parmi les marchandises interdites, on trouve des objets qui sont totalement inoffensifs. Des jouets, des glaces au chocolat, réquisitionnées parce que considérée comme des biens de luxe. Des dattes, qui sont systématiquement inspectées aux rayons X. Des sacs de couchage aussi, parce que sils sont de couleurs mimétiques, on les assimile à du matériel militaire. La quantité de dons qui finit par passer
la frontière nest pas suffisante à combler les besoins de la population piégée à Gaza. Ici à Ventimiglia, la situation nest pas aussi violente quà Rafah. Mais, sil ny a pas assez de sacs de couchage, cest aussi par choix politique, comme cest par choix politique quil est interdit de remplir des bouteilles et des jerrycans deau à la fontaine devant le cimetière, à côté du campement. Cest le maire Di Muro qui la décidé, parce quil dit que notre présence nuit à la « décence du quartier ».</p>
<p>Huit heures trente-deux. On est déjà un peu en retard pour la fermeture. Normalement le rideau tombe à 20 heures sous les regards des voisin.es et de la flicaille. Pendant quil essaye de nettoyer les taches de café à la serpillière, Ayoub Abdou explique quil connaît bien la ville, mieux que nimporte qui : « Je suis ici depuis 2018, jai été aussi au campement de la Croix Rouge. Là-bas la police vérifiait les papiers de tout le monde pour entrer et sortir. Maintenant je veux aider ici, et dire aux gens de pas faire du bordel parce que lendroit appartient à tout le monde, il est pas à moi, à toi ou à lui.»</p>
<p>Six ans après, les flics sont toujours là évidemment, mais au moins ils ne rentrent pas. Parce que cette fois cest nous qui avons les clés.</p>
<div class="footnote">
<hr>
<ol>
<li id="fn:1">
<p>Cest un corps de la police italienne, pas moins chiant quun autre. Toutes les notes
sont à nous (Ravages).&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p>
</li>
<li id="fn:2">
<p>Pas évident de traduire ça. Sorpasso en Italien signifie dépassement, comme on dépasse quelquun.e en voiture. Alors Sorpassina ça serait comme un dépassement mais au féminin, et tout petit. Ça donne limage dune petite bête au bruit dinsecte (oui, précisément) qui double frénétiquement tout ce quelle croise. Et je mettrais ma main à couper quil se pronomme au masculin : Il Sorpassina.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p>
</li>
<li id="fn:3">
<p>114,2 km selon Google Maps.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">&#8617;</a></p>
</li>
</ol>
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