ravages/2024-10-11T00:00:00+02:00chroniques de luttes à la frontière franco-italienneL'année 2024 vue d'ici2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/breves02.html<p><em>La frontière se relâche ici (temporairement au moins) pour mieux serrer ses mailles ailleurs, plus loin de chez nous et plus en profondeur dans nos systèmes juridiques.</em></p> <p><em>On est un peu désolé.e de présenter des brèves si noires si plombantes pour notre deuxième numéro. Dans le premier, on avait …</em></p><p><em>La frontière se relâche ici (temporairement au moins) pour mieux serrer ses mailles ailleurs, plus loin de chez nous et plus en profondeur dans nos systèmes juridiques.</em></p> <p><em>On est un peu désolé.e de présenter des brèves si noires si plombantes pour notre deuxième numéro. Dans le premier, on avait réussi à y mettre un peu de brio, selon le principe bien connu (nous venons tout juste de l’inventer) de la «sarbacane à plume», qui pique et chatouille en même temps. Mais cette fois c’est pas possible, c’est vraiment trop. Avec deux personnes mortes en traversant la frontière au mois d’octobre (après la mort de Moussa le 7 août), deux expulsions de squats en un mois, une loi-immigration que Marine Le Pen décrit comme «une victoire idéologique», et sans oublier le nouveau pacte migratoire européen à gerber, c’est plus possible d’être drôles, on peut pas. La sarbacane est pleine de plomb et de venin.</em></p> <h3>30 novembre</h3> <p>Le Refuge Solidaire décide de restreindre l’approvisionnement en eau au Pado. Réaction immédiate d’un groupe de bénévoles qui, au cri de «Pas d’eau pas de bénévoles!» menace de faire la grève. «Nous sommes indigné.x» - iels écrivent - «par cette décision. En effet, la consommation d’eau actuelle du Pado de 4,5 tonnes par mois est dérisoire (entre 3 et 4 litres par personne par jour). Or selon l’OMS, « un minimum de 20 litres d’eau par jour et par personne est préconisé pour répondre aux besoins fondamentaux d’hydratation et d’hygiène personnelle.» Cette restriction allait avoir de lourdes conséquences, puisque pendant l’hiver les fontaines publiques du briançonnais sont fermées et le Pado n’avait aucun autre lieu où s’approvisionner. Mais il suffit de cette simple annonce, pour que la mesure ne soit pas appliquée. Une ola choupinesque et bigarrée pour ces braves bénévoles du Refuge Solidaire !</p> <h3>13 décembre</h3> <p>Expulsion du Pado<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>, avec 36 heures de préavis et pas une minute de plus, en pleine trêve hivernale, en application d’un arrêté préfectoral qui mentionne des raisons de « péril imminent et insalubrité », où le péril imminent reste un mystère, tandis que l’insalubrité serait en grande partie la conséquence de l’absence d’eau courante dans le bâtiment – eau courante que la mairie a coupé au tout début de l’occupation et n’a jamais voulu réinstaller, malgré l’insistance de plusieurs associations. Et ça se passe le 13/12 ! S’agirait-t-il d’un rarissime exemple d’ironie policière ?</p> <h3>19 décembre</h3> <p>La nouvelle loi immigration est finalement adoptée, après un forcing législatif digne d’un Caligula start-uppeur, dans une forme que Marine Le Pen définit comme une « victoire idéologique ». Elle comprend tout un paquet de mesures ultra-techniques pour entraver au maximum le droit d’asile (c’est un peu compliqué d’entrer dans le détail ici); plus une augmentation des niveaux de langue française exigés à chaque étape du parcours d’intégration administrative (titre de séjour annuel ou pluriannuel, carte de résident.e, demande de naturalisation); plus une réduction drastique des protections face aux mesures d’éloignement (OQTF/IRTF). Le délit de séjour irrégulier est rétabli (mais il sera censuré plus tard par la Conseil Constitutionnel) et l’accès aux prestations sociales est conditionné à trois ans de présence sur le territoire pour les personnes qui travaillent, cinq ans pour celles qui ne travaillent pas (mais ces mesures aussi ne passeront pas le crible de ces islamo-gauchistes du Conseil Constitutionnel). Les travailleur.euses irrégulières, par contre, sont toujours traitées comme de la merde, malgré le cancan de faux espoirs créés autour des «métiers en tension».</p> <h3>27 décembre</h3> <p>Ouverture d’un nouveau squat à Briançon. La lutte continue.</p> <h3>3 janvier</h3> <p><strong>Moi, capitaine</strong> de Matteo Garrone sort sur les écrans de France. Le film raconte le voyage de deux jeunes Sénégalais à travers le Sahara, la Libye et la Méditerranée, direction l’Europe où ils rêvent d’un succès dans la musique. C’est dur de trouver les bons mots pour une courte brève, c’est également dur de conseiller de le voir sans y mettre tous les warnings possibles : c’est un film avec des scènes dures à regarder. Malgré une nomination aux Oscars, le long-métrage n’est pas programmé dans les salles de Briançon. On n’est pas complotistes, mais avouez que c’est bizarre quand même.</p> <h3>12 janvier, 2 février, 22 mars</h3> <p>Les Croquignards, tiers-lieu dans le briançonnais, invitent pour leur Université d’hiver le soi-disant collectif Pièces &amp; Main d’œuvre (on a l’impression qu’il s’agit en réalité d’un couple hétéro où, comme par hasard, c’est le gars qui parle), qui développe dans ses écrits des propos violemment transphobes et misogynes, qui vont de la caricature de la théorie du genre à l’apologie de la culture du viol, jusqu’à l’insulte explicite et répétée aux personnes intersexes, queer et trans. Pour leur première conférence, trois activistes LGBTQIA+ se présentent à la soirée avec une banderole et se font violemment repousser par les pires mascus de notre milieu. Pour la deuxième on est une dizaine, confronté·es au même accueil. Faute d’inspirations gaguesques (style mettre de la mousse à raser sur toutes les poignées de porte, ou lâcher un prout chaque fois que le mot «transhumanisme» est prononcé), nous renonçons au zbeul de la dernière conférence.</p> <h3>2 février</h3> <p>Un incendie se déclare dans le nouveau squat. Le bâtiment est évacué, il est désormais inhabitable.</p> <h3>2 février bis</h3> <p>Après huit ans de batailles juridiques menées par plusieurs associations, le Conseil d’État finit par déclarer comme illégaux les refus d’entrée sur les frontières internes de l’espace Schengen, en rappelant aux forces de police l’obligation de respecter le droit d’asile. Jolie pagaille à Montgènevre, où la PAF, à partir d’aujourd’hui, laisse passer la plupart des personnes qui déclarent vouloir demander l’asile en France, tout en en renvoyant quelques unes en Italie, sans qu’on comprenne trop le pourquoi du comment. Pendant ce temps, à Vintimille, c’est la loterie: des pluies d’OQTF s’abattent sur les personnes qu’on autorise pourtant à rentrer sur le territoire, et les « réadmissions » se multiplient (c’est des refoulements, mais sous une autre forme juridique que les refus d’entrée). La frontière n’est pas tombée: elle se transforme, nous ne savons pas encore en quoi exactement. En attendant, les personnes y sont toujours enfermées et leurs droits bien malmenés.</p> <h3>6 février</h3> <p>C’est la journée mondiale de Commémor’action des mort·es aux frontières. Une ou deux heures avant l’aube, une trentaine de personnes se retrouvent devant la porte de la Durance, dans la vieille ville, avec des pierres, du ciment et douze plaques d’ardoise. Elles vont construire un cairn, un de ces tas de pierres qu’on construit en haute montagne, pour indiquer les chemins aux voyageur·euses. Sur les douze ardoises, les douze noms des douze personnes mortes en essayant de traverser cette frontière. Il s’agit d’un monument non autorisé. Deux heures après sa fabrication, il sera recouvert de fleurs.</p> <h3>6 février bis</h3> <p>... ce même jour d’hommage aux victimes des frontières, Arnaud Murgia et son copain Renaud Muselier, Président de la Région PACA, ont décidé d’aller apporter leur soutien à la PAF et aux gendarmes à la frontière. On ne peut pas faire plus clair.</p> <h3>Mi-février</h3> <p>Quelqu’un·e parmi nous a vu Green border d’Agnieszka Holland et a compris immédiatement pourquoi tous les films sortis jusque-là sur la frontière briançonnaise<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup> lui ont semblé être des daubes bien fadasses : le film, qui décrit la situation à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie en 2022, donne une place prépondérante à la souffrance des personnes qui traversent la frontière, plutôt qu’aux paroxysmes d’indignation d’un kiné briançonnais qui découvre à 38 ans l’existence d’une frontière, ou aux envies d’héroïsme d’un veuf vieillissant qui pareil comme le kiné, ou aux syllogismes affreusement simplistes d’une meuf en galère de thune qui tout pareil comme les deux bolosses précédents. Mais, comme par hasard, ce film non plus ne sera pas programmé dans les deux cinémas briançonnais. Le complot s’épaissit.</p> <h3>20 février</h3> <p>La mairie de Briançon déclare officiellement que le mémorial aux mort.es des frontières (le cairn d’il y a deux brèves) ne peut pas rester où il est. C’est le début d’une bataille de communication et d’une mobilisation citoyenne pour le protéger. Le monde entier frémit d’angoisse: osera-t-il, le maire Murgia, chevaucher la pelleteuse qui rasera ce petit monument haut d’un mètre 20 tout habillé?</p> <h3>1er mars</h3> <p>Depuis plusieurs semaines les maraudeur·euses constatent que les balisages sont effacés sur les chemins qui relient la frontière à Briançon : écorces d’arbres arrachées, peinture noire ou tas de pierres recouvrant les balisages, flèches retournées dans les mauvaises directions. C’est peut-être en vue des JO que nos concitoyen·nes s’entraînent à battre tous les records de conneries.</p> <h3>26 mars</h3> <p>Vers 7 heures du matin, profitant de l’heure infâme (on n’est pas du matin) et de la météo sibérienne, les agent·es des services techniques de la mairie de Briançon rasent le cairn et enfouissent ses éléments démembrés dans les profondeurs des geôles communales. Dans l’après-midi, six personnes représentantes de plusieurs associations et collectifs briançonnais se rendent à la mairie pour exiger des explications, mais leurs vestes Adidas et leurs bouilles de mal réveillées sèment la panique parmi les employé·es municipales. Deux voitures de la police débarquent en trombe pour sécuriser le bâtiment, en cas d’attaque du groupuscule mal fagoté - mais à la rhétorique acérée (ah ça!). Vers 16h, comme par magie, douze cairns grands et petits repoussent là où le mémorial a été enlevé.</p> <h3>26-28 mars</h3> <p>A la demande de lycéen·nes de Briançon, des rencontres sur la situation à la frontière devaient avoir lieu à la Maison des Lycéens. Les intervenant·es, un avocat et des membres de Tous Migrants avaient préalablement été reçu· es par le proviseur. Rencontre cordiale. Dates fixées. Mais voilà que c’est remonté aux oreilles des quelque parents pas contents, puis plus haut encore, aux oreilles de la préfecture. Le proviseur se voit contraint d’annuler les rencontres.</p> <h3>29 mars</h3> <p>En prenant pour prétexte la candidature des Alpes françaises pour l’organisation des JO 2030, le conseil régional de la Région PACA vote une enveloppe d’un million d’euro par an jusqu’en 2030 pour participer à renforcer les équipements des forces de l’ordre dans les territoires al pins. Les agents de la PAF et les gendarmes vont avoir leurs lots de nouveaux joujoux « adaptés au terrain de montagne ». Annoncées pour 2025, les patrouilles en luge et les bonnets-pompon à gyrophare bleu.</p> <h3>30 mars</h3> <p>C’est lors de l’assemblée générale annuelle du Refuge Solidaire que, ni vu ni connu, la mention de «l’inconditionnalité de l’accueil» est retirée des statuts de l’association. Certain·es d’entre nous étaient dans la salle. On n’a même pas tiqué, comme si ça allait de soi. Sacré symbole quand même.</p> <h3>25 avril</h3> <p>La Défenseure des Droits Claire Hédon dénonce des violations « systématiques » des droits des personnes, en particulier des demandeur·euses d’asile et des mineur·es isolé·es, à la frontière franco-italienne. Elle épingle aussi des privations de liberté « arbitraires » et « indignes ». Ce sont les résultats de deux ans d’enquête menée sur les comportements de la police aux frontières à Montgenèvre et Menton. Ça fait plaisir bien sûr. Après, si elle avait passé un coup de fil à Michel, il lui aurait expliqué tout ça en 15-20 minutes.</p> <h3>15 mai</h3> <p>Adopté par le Parlement européen, le nouveau « Pacte sur la migration et l’asile », qui marque une ultérieure régression des droits fondamentaux des personnes migrantes et exilées. Parmi ses points forts, la généralisation de « l’approche hot-spot », expérimentée depuis 2015 en Grèce et en Italie et constamment dénoncée par les associations, aussi bien que l’application de procédures administratives de plus en plus expéditives, qui auront pour conséquences le déni du droit d’asile et la massification de la détention aux frontières extérieures. La stratégie est claire, et pas nouvelle: la frontière ne tombe pas, mais elle s’éloigne de nos appartements chauffés et climatisés.</p> <h3>19 mai</h3> <p>La fonte des neiges révèle un nouveau cadavre, retrouvé à 2300 mètres d’altitude, dans la Vallée Étroite, tout près de la frontière. Son identité n’a pas encore été établie, mais plusieurs indices laissent croire qu’il s’agirait d’une personne qui essayait de passer sans les fichus papiers. Elle serait donc la treizième victime de cette frontière depuis 2018. Les «tendres preuves du printemps» ont chez nous un sens bien macabre.</p> <h3>29 mai</h3> <p>Les rencontres annulées au lycée en mars, ont finalement lieu au détour d’un pique-nique hors les murs. Une chaleureuse occasion pour les lycéen·nes de s’informer, de débattre et de refaire une beauté au mémorial qui n’a de cesse d’être endommagé par des anonymes fâchés, p’tet même facho. N’en déplaise aux parents indignés et à la préfecture, la jeunesse se rebelle !</p> <h3>18 juin</h3> <p>Une amie assiste à l’interpellation d’un passant, dans le centre-ville briançonnais, par la police nationale. Surprise par le ton très agressif des agent.es, l’amie intervient : « Vous pourriez lui parler autrement ». « Toi la vielle dégage ! », lui répond un des agents, « Laisse nous faire notre travail ! ». Elle s’éloigne et prend la scène en photo, quand un autre agent s’avance vers elle et la saisie par l’épaule. Il lui arrache des mains le téléphone, efface les photos et jette l’appareil par terre. Pendant ce temps un autre agent demande à notre amie ses papiers, la menaçant d’une main courante. « Mais pourquoi ?? ». «Vous avez résisté quand je vous ai pris le téléphone ».</p> <h3>18 juin bis</h3> <p>A la fin de cette interpellation, le «passant» est placé en garde à vue et transféré vers le CRA de Marseille, d’où il sera reconduit chez lui quelques jours plus tard, avec une assignation à résidence de 45 jours, renouvelable une fois. Nous comptabilisons depuis septembre six transfert en CRA pour des personnes sans papiers résidentes depuis longtemps à Briançon. Des six transferts, aucun n’a conduit à une expulsion jusqu’à présent, heureusement.</p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>Le Pado c’est le squat qui a hébergé les gens qui passent la frontière pendant les deux mois de fermeture du Refuge, et qui a continué d’héberger celleux que le Refuge, une fois rouvert, mettait à la porte au bout des trois jours réglementaires de l’accueil «inconditionnel» : voir Le Pado, Carnet de bord de Zahra M., dans les pages qui suivent.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:2"> <p>On parle de Les engagés d’Emilie Frèche (2002), de Les survivants de Guillaume Renusson (2022) et de La tête froide de Stéphane Marchetti (2024).&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>Calais : ça existe le deuil solidaire ?2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/calais-ca-existe-le-deuil-solidaire.html<p><em>Voici une interview de deux bénévoles de Woodyard. On y apprend plein de choses, jojo et moins jojo. On y trouve beaucoup de questions et de doutes, notamment autour des choix que nous faisons pour nous engager, nous les blancs qui passons du temps sur les frontières et qui partageons …</em></p><p><em>Voici une interview de deux bénévoles de Woodyard. On y apprend plein de choses, jojo et moins jojo. On y trouve beaucoup de questions et de doutes, notamment autour des choix que nous faisons pour nous engager, nous les blancs qui passons du temps sur les frontières et qui partageons pour un bref moment la vie des personnes de passage. La vie et parfois la mort aussi. Y a autant de possibilités que d’individus, alors si tu lis cet article, c’est l’occasion pour toi, comme pour Paule et Julien, de te demander : et moi, pour quoi je suis là ?</em></p> <p><img alt="Arbres vue du dessous" src="../images/02/calais/bois2.jpg"></p> <p>J’avais envie de parler de Calais, j’avais envie de demander ce qui fait qu’on y passe du temps, dans ce nord tout gris en hiver, comment on s’y engage. J’avais envie de raconter une histoire personnelle qui s’inscrit dans la grande histoire du racisme d’État et des violences institutionnelles, et puis surtout j’avais pas envie de vous rajouter un texte factuel accablant et déprimant à souhait… Pour bien se renseigner et avoir les dernières infos sur la situation précise à Calais, y a un tout dernier rapport de Humans Rights Observer<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>. Ici, c’est le témoignage de Julien et Paule, bénévoles au Woodyard à Calais, qui nous plonge dans un récit d’engagement, de questionnements et de colère<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>. Bon, c’est quand même un peu accablant et déprimant, désolée.</p> <p>Pour démarrer la conversation, j’ai simplement envie de savoir ce qui les amène à Calais. Julien se lance et me confie : « Avec mon ex-copine, on est parti il y a deux ans en quête d’un changement. On a pris la route vers la Scandinavie pour travailler dans une ferme. Mais ça n’était pas ça. Ça clochait. Mon ex a dit «Je veux aller à Calais», et j’ai suivi ». Très vite elle est partie : « Elle a difficilement supporté le cumul entre les conditions de vie en coloc de bénévoles, l’urgence permanente, et la dureté du terrain ». Il la comprend, mais reste. Il précise qu’« elle n’abandonne pas pour autant l’envie de lutter, et reprend ses études pour se spécialiser en droit des étrangers. Sa bataille, elle veut la mener sur le plan légal».</p> <p>Ça nous fait parler des complémentarités des luttes. De qui fait quoi, et surtout de quelle énergie on a à certaines périodes de notre vie, à quoi on croit, comment on veut lutter. </p> <p>Pour Julien, même s’il n’a pas de « connaissance particulière du terrain, ça a fait sens de venir filer la main. » Il reste plusieurs mois en 2022 et revient en 2023.</p> <p>Pour Paule, c’est une toute autre histoire. Elle me raconte qu’elle a connu déjà plusieurs terrains, plusieurs lieux d’accueil des personnes en exil, plusieurs assos différentes, en salariat et en bénévolat. Après un bénévolat en Serbie « sur une frontière lointaine, j’ai eu un pincement au cœur, je me suis dit que la prochaine fois j’irai à Calais, m’engager au plus près de chez moi ». </p> <p>Quand elle dit ça je me pose la question : comment on choisit un terrain de lutte ? Pourquoi on est sur un lieu plutôt qu’un autre ? Pourquoi en France ou à l’étranger ? J’aime bien ces questions parce qu’elles forgent l’humilité : on a toustes plusieurs raisons de venir s’engager sur un terrain, et si tu te poses la question, ça force à la nuance. Paule, les questions et les remises en question de la question, elle pratique constamment. Ça fait des nœuds dans le ventre et dans la tête, mais c’est sa force. C’est le seul moyen « de ne jamais se laisser aller à devenir dominante, à s’installer dans une position de sauveuse ». </p> <p>Depuis, iels sont revenus. Bénévolement. Travailler beaucoup gratos. Iels y sont déjà depuis plus de 6 mois.</p> <p>Iels ne savent pas si iels sont légitimes à me parler de Calais. « On a un point de vue orienté via notre pratique spécifique, notre vision a un biais ». J’aime bien cette sincérité, ça me donne encore plus envie de les écouter.</p> <p>Cette année, Woodyard sera leur petite maison associative. Une maison symbolique, qui va guider leurs pas et leurs engagements, rythmer leurs journées, appliquer ses règles. Une maison du cœur où iels vont tenter de créer un climat doux, où on peut pleurer, crier de colère et réfléchir. Un réconfort dans un monde où dehors l’hiver gronde d’intempéries, de violences policières et de morts.</p> <p>Le Woodyard achète du bois - environ 40 000 euros chaque automne/hiver, principalement des chutes de scieries - le coupe et le distribue partout où il y a besoin de se réchauffer un peu, de cuisiner. Il y a aussi d’autres missions, comme la diffusion d’information aux personnes exilées qu’on rencontre sur le terrain. Ou encore le fait d’orienter vers d’autres asso si on rencontre des mineur·es isolé·es, des familles ou des femmes qui ont des demandes spécifiques.</p> <p>Pour Paule, « c’est important de répondre à une nécessité primaire. Le plaidoyer, les observations, les animations en centre d’hébergement, les accompagnements sociaux c’est essentiel aussi, mais ça commençait sacrément à me gêner dans mon rapport aux personnes en exil. Là, j’ai l’impression d’être dans un rapport plus direct dans mon action. »</p> <p>Julien enchaîne et plaisante : « Bon... il y a des gens qui disent que Woodyard, c’est un peu l’aristocratie au sein des assos, car c’est un des rôles les plus faciles, distribuer un bien qui ne crée pas de tensions, qui se partage ». Surtout que Woodyard a pour politique d’«aller vers». Les bénévoles « ont le confort du cas par cas » car iels vont à la rencontre des personnes. Paule détaille : « tu peux ne pas donner de bois si les personnes n’en veulent pas car iels se sont débrouillé·es autrement, ou à l’inverse en donner plus… Bon parfois ça merde, le bois est merdique et tout mouillé… »</p> <p>Je m’interroge. C’est ça alors la définition du confort à Calais ? Pouvoir écouter les besoins des gens et agir en fonction?</p> <p>A priori oui, car « certain.e.s copaines d’Utopia 56<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup> font des terreurs nocturnes à cause de leurs actions au quotidien. Le matériel manque, les conditions sont de plus en plus précaires, les camps sont démantelés tous les deux jours par les policiers. Iels sont pouss·ées à faire des choix impossibles : à qui donner une tente pour dormir, un pantalon sec, des chaussettes chaudes… ». </p> <p>Les lieux de vie sont plus dispersés qu’avant et les personnes poussé·es dans des zones plus reculées. La mairie et la préfecture mettent en place une politique de «zéro point de fixation» en creusant des tranchées, en installant des rochers et en interdisant le stationnement dans certaines rues et zones que les associations utilisent au quotidien. La mairesse aime pourtant dire que la mairie de Calais « a fait tout ce qui était en son pouvoir » <sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup>. La situation reste catastrophique. D’autant plus que Calais et tout le nord de l’hexagone ont été balayés par des tempêtes et des inondations. Paule et Julien confirment « que depuis cette année, c’est pire, y a des rochers et des grilles partout en centre ville pour empêcher toute installation sous les ponts ou proche des gares. Ça pousse les gens à s’éparpiller, à devenir invisible pour les locaux, et avec les conditions météo de cet hiver, le quotidien était vraiment rude ». C’est une méthode qui devient un classique des institutions publiques aux frontières, et ça marche : « y a moins d’indignation, les Calaisien·nes s’habituent. Ça dérange moins. Les cabanes de fortune sont détruites, le matériel de base confisqué, et on en vient de manière complètement incohérente et absurde à regretter le temps de la « Jungle de Calais », où il y avait une visibilité, une force commune, un point de rassemblement… On le sait pourtant, que certain·es des locaux restent concerné·es ! Pendant l’hiver, un entrepôt Amazon<sup id="fnref:5"><a class="footnote-ref" href="#fn:5">5</a></sup> a été réquisitionné pour stocker les dons et aides matérielles à destination des réfugié·es... Mais c’était seulement pour les personnes réfugiées ukrainiennes. On leur en veut pas bien sûr, à ces messieurs-dames-enfants qui fuient une guerre, mais la dimension clairement raciste du geste rajoute une couche à la colère ».</p> <p>Iels ajoutent : « le pire, cette année, c’est l’augmentation du nombre de mort·es à la frontière, dans l’indifférence quasi totale, ça fout la rage. Depuis le début de l’automne, on a la sensation que ça arrive toutes les semaines ». Ça fout les poils.</p> <p>Dans le numéro un de Ravages, on avait terminé la revue par une carte des mort·es à la frontière franco-italienne haute, depuis 2018. Le Ravages a paru et cette liste funèbre a augmenté. Y a aujourd’hui douze personnes décédées à la frontière franco-italienne du côté de Briançon. En 1999, Calais, la frontière française la plus gardée et militarisée, comptait déjà un premier mort « inconnu ». S’ouvrait alors une longue liste qui compte au moins 405 personnes. Ce n’est qu’une estimation, basée sur les mort·es identifié·es ou retrouvé·es.</p> <p>Depuis que Paule et Julien ont commencé leur bénévolat à Calais en octobre dernier, il y a eu 24 mort·es<sup id="fnref:6"><a class="footnote-ref" href="#fn:6">6</a></sup>.</p> <p>Julien, cynique, me rappelle que « la police aime tweeter avec un enfant enveloppé dans une couverture de survie, en disant «ici nous sauvons des vies» »<sup id="fnref:7"><a class="footnote-ref" href="#fn:7">7</a></sup>. Mais chaque semaine, ils en ôtent aussi. « La militarisation de la frontière, les politiques racistes, voilà ce qui tue » rappelle Paule. Le préfet, le maire, le flic, le Président de la République, de la Commission Européenne, les hommes et femmes qui travaillent chez Frontex - c’est eux qui tuent, même si c’est indirect. La question de la responsabilité pénale se pose. Les personnes qui sont contraintes de traverser des autoroutes la nuit, de se cacher encore plus longtemps, de s’épuiser, de faire des trajets en bateau toujours plus longs, c’est bien parce qu’il y a des flics, des drones, des caméras, des barbelés… Calais, c’est la plus grande concentration de flics par habitant en France. ».</p> <p>Plus les années avancent, plus les mort·es se dispersent sur la côte et dans les terres<sup id="fnref:8"><a class="footnote-ref" href="#fn:8">8</a></sup>. Entre l’interview début avril et la relecture du texte le 12 du même mois, je regarde à nouveau la liste: il y a deux nouvelles personnes. </p> <p>Silence. </p> <p>Alors quoi ? Comment on gère l’insupportable ? La débrouille…comme d’habitude. S’organiser un minimum.</p> <p>D’abord, une commémoration systématique le lendemain de chaque décès, un moment de recueillement : une minute de silence, un micro ouvert, un nom ou plusieurs dits à haute voix. Des morts qu’on ne connaît pas, mais qu’on ne veut pas oublier. Pas cacher. Pas facile de porter un deuil dans ces conditions. La peur, d’en faire trop ou pas assez, de mécaniser la réaction, de pas s’endeuiller assez, de ne pas avoir la légitimité de commémorer des morts sans leurs proches.</p> <p>Un groupe «Décès» a été créé<sup id="fnref:9"><a class="footnote-ref" href="#fn:9">9</a></sup>. Un groupe de travail qui s’active à chaque personne disparue…Quand un message funeste arrive, se met en place une recherche pour tenter d’identifier le corps, faire le lien avec des ami·es, de la famille. Le groupe Décès lance des collectes de fonds pour les funérailles des personnes décédées, pour leur éviter un enterrement au « carré des indigents »<sup id="fnref:10"><a class="footnote-ref" href="#fn:10">10</a></sup> dans l’indifférence la plus arrangeante. Il y a aussi la possibilité de demander le rapatriement du corps ou d’accompagner les familles des personnes décédées lors de l’identification du ou des corps à la morgue.</p> <p>Paule, la mort, elle l’a pas mal côtoyée dans sa famille, elle sait que vite le cerveau humain se met à renvoyer de l’énergie, pour continuer d’avancer. « Tu es au taf, entre deux trucs, et ton tel vibre, c’est le message qui te fout la boule au ventre. Pendant quelques minutes tu sais plus comment reprendre ta tâche en cours. Et puis tu la reprends comme un réflexe, parce qu’il y a tous les autres, les vivants». Elle dit, avec une honnêteté déchirante, que « parfois tu es à la commémoration, tu ressens rien, tu es vide, mais debout le regard droit, alors tu serres dans tes bras l’ami·e qui ce jour craque ». La semaine suivante, Paule sait que les rôles s’inverseront. </p> <p>Je me dis intérieurement : c’est quoi les étapes d’un deuil pour des gens qu’on connaît pas ? Ça existe le deuil solidaire ? C’est pas bizarre un peu ? Ça serait comme un deuil empathique, un deuil de rage ?</p> <p>Paule et Julien me disent qu’iels ont été à des enterrements en ce début d’année. Je reste un peu sans voix, ça remet une couche de questions : ça laisse quoi comme traces, d’enterrer un·e inconnu·e ? Ça veut dire quoi d’associer son militantisme à un acte si intime, si privé ? Bon, je demande : pourquoi vous y êtes allé·es ?</p> <p>La réponse ne peut pas être plus simple, la plus logique de toute, « parce que les proches de la personne décédée l’ont demandé ». Ça ne vient pas d’elleux, ce n’est pas à elleux de décider ça. C’est une demande. </p> <p>C’est un geste pour honorer une demande. Pour la petite fille de 7 ans décédée le 3 mars dernier suite au naufrage d’une embarcation sur le canal de l’Aa à Waten, Paule m’explique que « la famille a demandé à ce qu’il y ait du monde à l’enterrement ». </p> <p>Iels y sont allé.es. Aller accompagner la perte d’un enfant. On est bien loin de la mission distribution du bois. Mais au final pas si loin de la logique : un besoin, une réponse. On peut imaginer que les conséquences psychologiques ne seront pas les mêmes. </p> <p>Le père a pris la parole pendant la cérémonie et a remercié celles et ceux qui sont venu·es. « Merci à tous d’être venus aujourd’hui, vous faites partie de notre famille maintenant ».</p> <p>Paule et Julien me racontent enfin que le dernier truc lourd qu’iels aient eu à vivre à Calais, c’est pour un jeune homme mort en mars aussi. « Des personnes sont venues vers nous pendant une distribution de bois, pour nous dire quelque chose sur un de leurs amis. On n’a pas bien compris sur le moment, on a fini notre distribution et on est revenu·es les voir. Là, on a pris le temps et on a compris : «notre ami est tombé à l’eau, on ne sait pas où il est». On a averti le coordo et le groupe Décès. Tout le réseau s’est mis en mouvement. Par message, on a eu la confirmation qu’une personne avait disparu, on a reçu sa photo. Et on a dû la montrer à ses amis… » </p> <p>Paule poursuit : « quand j’ai reçu la photo sur mon téléphone, que j’ai vu un visage, c’était vraiment plus dur qu’une commémoration. Fallait affronter l’inquiétude des proches, leur montrer la photo, leur laisser nous confirmer qu’on parlait de la même personne. Ça nous a sonné ». </p> <p>Je me dis qu’il y a de quoi. Julien précise : « pour la première fois je suis sorti de la vision politique, pour aller dans l’intimité d’un proche en souffrance. On se raccroche à l’idée que c’est important de dire leur nom, de dire une autre vérité. Heureusement qu’il y a le groupe Décès, car le pire du pire serait que vraiment personne n’en ait rien à foutre. Le corps du jeune homme a été retrouvé une semaine après sa disparition, dans un canal, alors que la police cherchait un blanc disparu».</p> <p>Pour faire face à ça, « on n’a pas encore trop d’outils, on s’auto-forme. Au sein de la coloc de Woodyard, on essaie de se parler, de laisser la sensibilité de chacun·e s’exprimer, d’accepter de pleurer».</p> <p>Paule et Julien, merci.</p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>Dernier rapport du HRO sur les violences policières à Calais :https://www.auposte.fr/exiles-a-calais-quand-letat-fait-le-pari-de-la-violence-le-rapport-qui-accable/&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:2"> <p>Pour voir le détail du programme de Woordyard : https://lauberge-desmigrants.fr/fr/nos-actions/pro-ject-woodyard/&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:3"> <p>« Depuis le démantèlement de la jungle de Calais en 2016, des personnes exilées continuent de tenter de se rendre en Angleterre et sont bloquées à Calais. Une équipe Utopia 56 est présente depuis 2015 à Calais pour leur apporter une aide matérielle d’urgence et dénoncer les violations de droits humains et violences policières. » - https://utopia56.org/calais/&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:4"> <p>Déclaration pendant un conseil municipal début avril de la mairesse de Calais.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:4" title="Jump back to footnote 4 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:5"> <p>Ça aussi ça la fout mal, mais bon, c’est encore un autre sujet à distribution de claques.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:5" title="Jump back to footnote 5 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:6"> <p>L’article est rédigé début avril 2024&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:6" title="Jump back to footnote 6 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:7"> <p>Tweet du 27 mars 2024 de la préfecture des hauts de France et du Nord #SoutienAuxFSI «Chaque jour et dans des conditions difficiles, les policiers et gendarmes sauvent des vies en luttant contre les traversées maritimes. Les services de l’État sont et resteront entièrement mobilisés contre les réseaux criminels de passeurs. Nous ne lâcherons rien.» - https://twitter.com/prefet59/status/1773062291711316209&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:7" title="Jump back to footnote 7 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:8"> <p>« La carte chronologique de ces «cold cases» permet d’énoncer une cruelle vérité : à mesure que la frontière s’est militarisée, les exilé·es n’ont pas moins essayé de franchir les 50 kilomètres qui séparent la France de l’Angleterre, mais iels ont usé de modalités plus risquées et souvent plus lointaines : d’abord les navires, ensuite le site Eurotunnel, puis les aires de repos en amont de Calais, la rocade menant au port, la Belgique… pour aboutir aujourd’hui aux tentatives par la mer. Depuis 1986 et le traité de Canterbury, d’engagements en accords bilatéraux, Calais se bunkerise (barrières, barbelés, vidéosurveillance, effectifs de police et de gendarmerie en hausse, patrouilles à cheval, en quad, à moto ou 4x4, drones, etc.) et les morts s’ajoutent aux morts.» -https://lesjours.fr/obsessions/calais-migrants-morts/ep1-memorial/&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:8" title="Jump back to footnote 8 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:9"> <p>Ici tu peux donner des sous au groupe décès ! https://laubergedesmigrants.fr/fr/support/groupe-deces/&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:9" title="Jump back to footnote 9 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:10"> <p>Terme plus politiquement correct pour dire fosse commune. Caveau sans pierre tombale, sans ornements...&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:10" title="Jump back to footnote 10 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>Est-ce que tu m'aimes vraiment ?2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/est-ce-que-tu-maimes-vraiment.html<p><em>Tiens, tiens, en voilà un drôle d’article. L’amour ? Mais c’est quoi le rapport avec les frontières ? L’amour c’est unique, c’est intime, ça ne concerne que celleux qui s’aiment et personne d’autre, ça flotte allègrement au-dessus des inégalités de pouvoir, c’est le …</em></p><p><em>Tiens, tiens, en voilà un drôle d’article. L’amour ? Mais c’est quoi le rapport avec les frontières ? L’amour c’est unique, c’est intime, ça ne concerne que celleux qui s’aiment et personne d’autre, ça flotte allègrement au-dessus des inégalités de pouvoir, c’est le rempart et la solution à la haine, la violence, l’ignorance… non ? Et bien non, grande patate ! Le sentiment amoureux est le produit d’histoires sociales et sentimentales particulières<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>. Les manières d’aimer, de désirer, de s’attacher et de se séparer ne sont pas universelles mais varient selon tout un tas d’influences, comme l’âge, le genre, la classe, ou la nationalité. Parmi ces influences il y a aussi la loi. En France, le droit des étrangers et le droit administratif régissent l’accès des personnes étrangères aux titres de séjour lorsqu’elles sont dans des relations amoureuses avec des citoyen·nes français·es. Les personnes dans des relations mixtes (un·e citoyen·ne et l’autre pas) doivent fournir des preuves de leur amour et de leur vie commune à l’administration pour espérer accéder à la légalité. Alors certes, collectionner les factures EDF et les photos de vacances pour pouvoir les montrer au préfet n’est pas ce qu’il y a de plus romantique, et pourtant de nombreux couples mixtes se retrouvent chaque année à devoir justifier leur amour, sous la menace de l’État qui se fait juge de l’intime et des sentiments.</em></p> <p><em>Alors à quoi ça ressemble, l’amour avec l’État au milieu ? Comment est-ce que la quête de régularisation infuse le quotidien des couples mixtes ? Et comment les preuves administratives dans les relations mixtes peuvent-elles contribuer à reproduire un amour genré, toxique, et cumulant dépendances affective et administrative ?</em></p> <p><em>Cet article est une discussion entre trois femmes cis blanches (qu’on a poétiquement nommées B, C, D) qui relationnent ou ont relationné avec des hommes sans papiers, pour mieux comprendre les questions de domination qui se jouent dans les relations amoureuses mixtes hétérosexuelles. Plus particulièrement, on s’est demandé quelles étaient les conséquences intimes du gouvernement des sans-papiers par la menace<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>. Dans les entretiens qui suivent, plusieurs femmes évoquent les attachements contradictoires que ces obligations – réelles ou anticipées – font peser ou ont fait peser sur leurs relations amoureuses avec des hommes sans-papiers. Elles parlent de culpabilité blanche, de racisme ordinaire et de domination masculine. En tant qu’expériences intimes de l’ingérence étatique, les relations mixtes nous invitent à questionner les manières dont l’État transforme l’intime et érige des limites entre les amours acceptables et les inacceptables.</em></p> <p><em>On a voulu collecter les témoignages de personnes sans-papiers dans des relations mixtes aussi, mais ça ne s’est pas fait. Parce que nos réseaux sont surtout féminins, surtout blancs (qu’on se le dise), et parce que les copains ou ex-copains racisés de nos amies considèrent qu’ils sont déjà assez scrutés dans leur couple pour en parler publiquement ici : leur perspective sur ce que ça fait d’être en trouple avec l’État n’apparaît donc pas dans cet article. Ça nous a fait douter. On s’est dit que c’était moyen de publier un article sur les couples mixtes en s’appuyant uniquement sur l’expérience de nos amies blanches. En même temps, y’a pas beaucoup de textes autour de nous qui parlent de relations mixtes entre militant·es blanc·hes et sans-papiers. Ça nous paraissait important de publier le peu de témoignages qu’on avait, aussi partiels et partiaux soient-ils. C’est un début, donc. Et qui sait ? Peut-être qu’à cette première lecture s’aggloméreront bientôt les témoignages d’autres personnes concernées qui ne se sentent pas, ou peu, représentées ici.</em></p> <p><img alt="Dessin : des personnages se mélangent, on ne distingue pas les membres des uns de ceux des autres" src="../images/02/est-ce%20que%20tu%20m'aimes%20vraiment/REL1.JPG"></p> <p><strong>C :</strong> C’était une histoire très brève. On s’est vus quelques mois et ça s’est arrêté, parce que c’était trop prise de tête. Il y avait trop de décalage entre nous. C’est une personne qui pouvait dire « je t’aime » très vite, faire des grandes déclarations, et moi je ne suis pas habituée. Ça m’avait séduite au début, ce côté sécurité affective que je n’avais pas trouvé dans d’autres relations. D’emblée c’est rassurant quand on te dit « je t’aime » ou quand la personne en face de toi est prête à s’engager, alors qu’elle te connaît à peine. Je l’ai rencontré au refuge<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup> où il était accueilli. Il était en situation d’infériorité par rapport à moi parce qu’il n’avait pas de papiers, et pour moi c’était compliqué de mettre des limites à ses déclarations parce que je me sentais coupable. Je me disais : cette personne est dans une situation de merde et je me sens obligée de répondre à ses attentes. J’avais conscience de mes privilèges et je n’avais pas envie d’en jouer, mais c’était compliqué. Je me suis laissée embarquer dans cette culpabilité et ça m’a dépassée. J’ai préféré arrêter la relation avant que ça aille plus loin.</p> <p><strong>D :</strong> Comment ça s’est passé la séparation ?</p> <p><strong>C :</strong> J’ai eu du mal à mettre fin à la relation, parce que cette personne ne comprenait pas que je ne voulais plus d’une relation amoureuse, mais que je voulais garder notre relation amicale. Il est revenu à la charge souvent. Il ne respectait pas mes limites. Peut-être que je n’étais pas assez claire, en tout cas on a fini par ne plus se parler du tout, parce que ça ne fonctionnait pas. Aujourd’hui je me dis qu’on était dans une relation d’aide qui prenait beaucoup de place, dès le début. Administrativement pour lui c’était compliqué, donc moi je lui expliquais plein de choses, et ça m’a épuisée. C’était dur parce que j’avais l’impression de laisser cette personne dans la merde, alors qu’elle avait d’autres personnes-ressources, mais je culpabilisais quand même. <strong>D :</strong> Il t’a déjà fait des reproches par rapport à ça ?</p> <p><strong>C :</strong> Non, jamais. C’est moi qui m’investissais d’une mission. Lui, il me demandait des trucs mais sans vouloir être une charge. Moi j’allais au-devant de ses demandes. J’étais dans une logique de sauveuse. L’autre chose compliquée c’est qu’on vivait à Briançon. C’est tout petit comme ville, et moi je ne voulais pas que notre relation se sache, alors on se voyait dans des endroits où j’étais sûre de ne croiser personne. J’avais peur du regard des gens parce que j’étais moi-même pas sûre de cette relation, ou de pourquoi j’étais dedans. J’avais tellement de questions dans la tête que je n’avais pas envie d’avoir en plus des regards extérieurs dessus. C’était trop tôt. C’était pesant au quotidien. Je n’avais pas le courage.</p> <p><strong>D :</strong> Et tu penses que sans ces questions administratives t’aurais pu rester dans cette relation ?</p> <p><img alt="Dessin : des personnages se mélangent, on ne distingue pas les membres des uns de ceux des autres" src="../images/02/est-ce%20que%20tu%20m'aimes%20vraiment/REL2.JPG"></p> <p><strong>C :</strong> Je pense, oui. Je me suis clairement dit : j’ai la flemme de m’embarquer là-dedans. J’ai arrêté cette relation parce que j’ai déjà eu pas mal d’histoires compliquées avant, et j’avais plus le courage de recommencer. C’est une question d’usure. Je me suis dit non, plus de lourdeur pour moi. Peut-être que s’il n’y avait pas eu de différence de statut entre nous ça aurait été plus léger et je me serais sentie d’aller plus loin, mais là ça me paraissait trop. Trop de problèmes trop tôt. Mais du coup je me demande comment ça marche pour les relations mixtes qui tiennent dans le temps. Comment vous avez fait vous au début, et comment vous faites maintenant ?</p> <p>B: Moi je suis encore dans une relation mixte. On s’est rencontré à Briançon. Il vivait là depuis longtemps quand je suis arrivée, il avait un lieu de vie, il avait son espace à lui, il ne venait pas de traverser la frontière, je pense que ça a aidé au début. Puis est venue la question de la régularisation et du PACS. Mélanger la question des papiers à l’amour, c’est compliqué. Est-ce que le PACS, c’est juste une formalité administrative ? Ou une preuve d’amour ? Les deux se mélangent toujours. Au début, je pensais pouvoir dissocier le couple administratif et le couple amoureux, mais en pratique, ça ne fonctionne pas, en tout cas pas pour moi. Le problème avec le fait de commencer une procédure de régularisation, c’est qu’il faut se projeter dans un engagement de plusieurs années. C’est-à-dire qu’il faut d’abord prouver un an de vie commune, et la personne peut accéder à un titre de séjour d’un an. Mais ce titre de séjour ne sera renouvelé que s’il y a encore vie commune. Puis il aura un titre de séjour de deux ans, renouvelé s’il y a vie commune. Et normalement, au bout de ces trois ans, il a un titre de séjour pluriannuel, de cinq ans, si tout va bien. Donc il faut se projeter sur au moins trois ans, voire plus. Ce qui est compliqué, c’est de se dire que si jamais tu t’engueules, si jamais tu ne peux même plus être ami·e avec la personne et que tu la quittes, alors il n’aura pas son renouvellement de titre de séjour. Et cela ajoute une autre dimension à la rupture. À Briançon j’ai rencontré une personne qui s’était mariée avec un gars sans-papiers qui avait eu ses papiers, et elle disait que dans ce genre de relations il y avait toujours au moins deux formes de domination : la domination des blanches sur les sans-papiers et la domination des hommes sur les femmes. Et donc chaque fois qu’on parle de culpabilité blanche, il y a aussi la question de l’hétérosexualité et des structures patriarcales. Est-ce que je me sens coupable parce que je suis blanche ou parce que je suis une meuf ? Les deux. Mais si je refuse de me plier à tes demandes en tant que meuf, c’est aussi une forme de domination.</p> <p><strong>C :</strong> Oui, à cette question de culpabilité blanche se mêle aussi une culpabilité très genrée, celle d’une meuf. On se remet en question constamment, on va toujours au-devant des besoins de l’autre, on n’a pas envie que la personne se sente mal.</p> <p><img alt="Dessin : des personnages se mélangent, on ne distingue pas les membres des uns de ceux des autres" src="../images/02/est-ce%20que%20tu%20m'aimes%20vraiment/REL3.JPG"></p> <p>B: Oui c’est sans fin. Alors si les relations hétéros sont déjà prises de tête de base, c’est sûr que relationner avec une personne sans-papiers ça rajoute des complications, et ça enlève beaucoup de légèreté. Il faut compter la soixantième facture en essayant de laisser un peu de place au romantisme. Dans mon couple, j’ai l’impression qu’on aborde beaucoup ces questions. Peut être même qu’on les a trop abordées dès le début et que c’était vraiment lourd pour tous les deux. On a eu l’impression que c’était impossible. Et puis la question des papiers, ça instaure aussi un doute permanent. Est-ce qu’il est avec moi pour avoir ses papiers ou est-ce qu’il m’aime vraiment ? En fait Z dans notre couple il est doublement surveillé : par l’administration et par moi, qui lui demande des preuves d’amour. Et ça je l’ai réalisé sur le tard, mais je sais que mes questionnements sur sa sincérité, sur son engagement, ça a été hyper dur à vivre pour lui. En même temps j’aurais été naïve de ne pas me poser la question. Parce que ça existe, les mecs qui séduisent des femmes blanches pour les papiers. Et en même temps, il y avait de la méfiance par rapport à mes intentions à moi aussi. Il avait peur que je l’utilise comme une caution militante. La méfiance, du coup, elle vient des deux côtés. Sauf que pour la personne sans les bons papiers dans le couple, la menace est triple : elle vient de l’administration (qui te demande des preuves de vie commune), de la personne avec qui tu relationnes (qui peut te larguer du jour au lendemain et te laisser dans une situation administrativement compliquée) et de son entourage, de sa famille et ses potes qui doutent parfois aussi de tes intentions. A tout ça se mélangent les différences de culture, de classe sociale, etc.</p> <p><strong>D :</strong> C’est trop chiant parce que c’est la période du couple où t’es censée pas te prendre la tête, où t’es amoureux·se et tout va bien, et ça se transforme en mal-être permanent.</p> <p>B : Oui, et puis ça te met des contraintes énormes aussi. Prouver la vie commune à l’État ça veut aussi dire que tu dois être un·e bon·ne citoyen·ne. Tu peux difficilement vivre en squat, tu paies ton loyer, tes factures, tu gardes le ticket de caisse quand tu vas faire tes courses, tu es dans une course aux preuves permanente... Il y a des collectifs qui nous aident pour constituer le dossier qu’on devra déposer à la préfecture. Une personne dans un collectif m’expliquait que pendant notre entretien à la préfecture, il n’y a que moi qui aurai le droit de parler, et pas Z. C’est jamais l’étranger qui parle, toujours la personne française. C’est terrible, c’est aussi se dire que la personne étrangère, qui a fait tout ce chemin, doit passer par une autre personne pour recevoir ses papiers. Ça peut créer un sentiment de redevabilité qui peut être très lourd. Et puis il y a un peu un truc de « tu auras tes papiers si tu arrives à séduire une meuf blanche, si tu es un partenaire exemplaire ». Il y a pas mal de films qui mettent en scène une meuf française qui tombe amoureuse d’une personne qui a pas les bons papiers. Et c’est toujours une meuf qui soit a perdu son mari, soit est en dépression. Et le mec sans les bons papiers, c’est le seul qui arrive à séduire la meuf, et donc il aura ses papiers parce que c’est un bon partenaire, un bon mari (et donc un bon candidat à la citoyenneté)<sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup>.</p> <p><img alt="Dessin : des personnages se mélangent, on ne distingue pas les membres des uns de ceux des autres" src="../images/02/est-ce%20que%20tu%20m'aimes%20vraiment/REL4.JPG"></p> <p><strong>D :</strong> Au Planning Familial, j’ai rencontré un Nigérian sans-papiers qui vit en France depuis six ans. Il racontait qu’avoir une relation amoureuse avec une meuf blanche, c’était trop compliqué. Se mettre en couple avec une meuf blanche, pour lui, ça voulait dire se plier aux injonctions d’intégration, se montrer en accord avec les valeurs de la République et tous les délires assimilationnistes jusque dans le quotidien, dans l’intimité. C’est s’adapter encore plus profondément à des façons de faire qui ne sont pas les siennes. En même temps il disait que les Nigérianes en France, elles ne sont pas intéressées par des relations amoureuses avec des mecs sans-papiers, parce que souvent ils n’ont pas beaucoup d’argent, ils sont dans une situation précaire. Les Nigérianes qui viennent en France elles veulent autre chose. Du coup, pour eux, il ne reste plus grand-chose. C’est compliqué des deux côtés. Et beaucoup de personnes sans-papiers se retrouvent complètement en dehors des relations affectives et amoureuses hétérosexuelles.</p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>Voir n’importe quel ouvrage de la sociologue Eva Illouz ou de Mona Chollet sur l’amour.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:2"> <p>Le gouvernement par la menace est une expression empruntée à Stefan Le Courant, dans son livre Vivre sous la menace : Les sans-papiers et l’État. Elle désigne l’idée selon laquelle la peur de l’arrestation ou de la dénonciation, l’hypervigilance et la conscience permanente du danger façonnent la vie des sans-papiers en France. Pour Le Courant, la menace « pousse à privilégier la solitude et la méfiance; elle transforme l’environnement proche en un monde de signes potentiellement redoutables ».&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:3"> <p>Le Refuge Solidaire est un lieu d’accueil temporaire pour les personnes exilées qui traversent la frontière franco-italienne, à Briançon.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:4"> <p>Voir par exemple Samba (2014) ou Ils sont vivants (2022).&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:4" title="Jump back to footnote 4 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>Le Pado : carnet de bord2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/le-pado-carnet-de-bord.html<p><img alt="Dessin de nombreuses silhouettes rassemblées devant un bâtiment" src="../images/02/pado%20couv.jpg"></p> <p><em>C’est ouf un squat. Ça pue, ça craint, ça dépanne. Ça use et ça te sauve la vie. T’y as passé une semaine et tu dirais un an. Dans un squat tu pleures et t’as peur. Tu dors, tu manges, tu troques ta doudoune. Tu décores ta …</em></p><p><img alt="Dessin de nombreuses silhouettes rassemblées devant un bâtiment" src="../images/02/pado%20couv.jpg"></p> <p><em>C’est ouf un squat. Ça pue, ça craint, ça dépanne. Ça use et ça te sauve la vie. T’y as passé une semaine et tu dirais un an. Dans un squat tu pleures et t’as peur. Tu dors, tu manges, tu troques ta doudoune. Tu décores ta chambre, tu danses, tu apprends des langues. Tu fumes. Tu te fâches à mort et tu tombes amoureux·se. Tu cours partout puis tout s’arrête d’un coup. Et tu glandes. Et tu t’ennuies. Et tu rigoles. Des mots très abstraits deviennent tellement concrets que ça fait mal, que ça fait du bien. C’est rageant et sidérant, ça te transforme. Des mots comme: répression, racisme, propriété. Insalubrité, faim, misère. Solidarité, amour, liberté.</em></p> <p><em>Tellement de choses débiles ont été dites sur le Pado, tellement de calomnies. Sauf que, pendant deux mois au moins, c’était le seul lieu à Briançon où les gens qui passent la frontière pouvaient s’abriter et se reposer quelque temps, avant de repartir. C’était au moment où le Refuge Solidaire avait fermé parce qu’il y avait trop de monde, parce que c’était trop dur, parce que c’était « à l’État de s’en occuper ». Et, quand le Refuge a rouvert ses portes, le Pado pouvait accueillir celleux qui sont mis·es dehors au bout des trois jours réglementaires de l’ «accueil inconditionnel», celleux qui ont besoin d’un peu plus de temps pour repartir, celleux qui ne savent pas où aller. Mais tout cela s’est arrêté un 13/12<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>.</em></p> <p><em>Tellement de calomnies. Après l’expulsion, les propriétaires du bâtiment ont été jusqu’à pleurer devant les journalistes de la télé. « Nous avons prêté notre maison aux migrants et regardez ce qu’ils en ont fait ! ». Mais iels n’avaient rien prêté du tout. Iels venaient cracher sur nous pendant l’occupation (vraiment !), quand on essayait de leur montrer à quoi ça servait, pourquoi, à qui. Iels nous ont coupé l’eau et l’électricité. Iels ont harcelé le maire et le préfet pour qu’ils nous foutent dehors le plus rapidement possible. Et iels l’ont récupéré de force, leur bâtiment inutilisé depuis des années, leur bel investissement immobilier. Iels l’ont récupéré en pleine trêve hivernale, quand il y avait encore une soixantaine de personnes qu’y habitaient et qui n’avaient pas d’autres lieux où aller. Iels nous ont rien prêté du tout. Non, vraiment.</em></p> <p><em>Mais soit. Nous sommes heureux.ses de publier ici quelques pages tirées du Carnet de bord du Pado, écrit par notre amie Zahra, qui au Pado a passé beaucoup de temps. Parce que ça rend bien ce que ce lieu a signifié pour nous, le souvenir que nous voulons en garder. Et il fallait bien que quelqu’un.e le dise enfin: qu’on peut se sentir bien dans un squat, comme si on était à la bonne place.</em></p> <p><em>L’extrait que nous publions ici est tiré d’un livre qui vient tout juste de paraître, qui s’appelle Le Pado, Carnet de bord. Vous pouvez le trouver ici : <a href="https://murielleholtz.fr/">www.murielleholtz.fr</a></em></p> <h4>22 septembre 2023</h4> <p>Il pleut.</p> <p>Depuis longtemps on l’attendait, la pluie, dans tout le pays. Maintenant elle arrive, elle vrombit, renverse la Libye. La pluie arrive. Les bateaux aussi. À Lampedusa, quatre-vingt-dix-neuf embarcations accostent entre lundi et mercredi. 8 500 personnes débarquent sur les plages italiennes. L’Europe s’affole. Giorgia Meloni demande de l’aide. Von der Leyen dit «Oui mais pas l’Allemagne, on a déjà assez donné». Darmanin dit «Non, nous n’accueillerons pas tous les réfugiés de Lampedusa, nous renforcerons le dispositif de surveillance à la frontière franco-italienne».</p> <p>Il fait nuit. Nous sommes agglutinés sous le barnum comme un nuage de mouches autour d’un butin, sauf qu’il n’y a pas de butin. Un groupe de sept personnes passe le portail. D’abord les conduire au free-shop. Changer les chaussettes, les tee-shirts — jamais à la bonne taille – les pulls, les chaussures – jamais assez grandes. Puis proposer un bol de riz — il n’y en aura jamais assez pour toute la nuit – et indiquer un endroit pour dormir. Au mieux, une chambre avec un lit, au pire, un recoin.</p> <p>Tu ne peux prendre qu’une couverture, sinon il n’y en pas assez pour les autres, tu comprends. Nous montons les escaliers qui mènent au grenier. À la lumière d’une frontale, nous essayons de trouver une place libre. Les corps se tournent, grognent un peu. Se rendorment.</p> <p>Au fond de la pièce, on distingue un petit espace. Il me regarde. Je suis désolée, y’a rien de mieux. Entre les couvertures qui servent de matelas, l’eau coule. Il y a deux grands trous dans le plafond. Il pleut.</p> <h4>Jour 2</h4> <p><strong>Depuis quand il a ça ?</strong></p> <p><strong>Le bateau.</strong></p> <p><strong>Vous avez traversé à Lampedusa ?</strong></p> <p><strong>Oui</strong>.</p> <p><strong>Et la blessure, elle s’aggrave ou elle guérit ?</strong></p> <p><strong>Elle guérit.</strong></p> <p><strong>Ok. Dis-lui que je ne suis pas infirmière, mais que je peux changer son pansement s’il veut.</strong></p> <p>Il traduit.</p> <p><strong>D’accord.</strong></p> <p>Je fouille dans les placards de Médecins du monde, puis dans ceux des autres pièces et reviens avec des compresses, du désinfectant et une bande. Je commence à enlever son pansement. La peau est accrochée à la bande. J’y vais tout doux. Ça lui fait mal. Un dernier tour et hop. Il y a un énorme trou sur le dessus du pied. La chair est à vif. Ça m’impressionne. Je cherche la compresse, l’ouvre. Mes gestes sont hésitants.</p> <p><strong>Je peux le faire si tu veux.</strong></p> <p><strong>Quoi ?</strong></p> <p><strong>Le pansement.</strong></p> <p><strong>Ah oui ?</strong></p> <p><strong>Oui, j’ai fait des études de médecine.</strong></p> <p><strong>Ah ben bien sûr, vas-y.</strong></p> <p>Il finit d’ouvrir la compresse.</p> <p><strong>Combien d’années de médecine ?</strong></p> <p><strong>Deux ans.</strong></p> <p><strong>Avec des stages ?</strong></p> <p><strong>Oui, aux urgences. Puis il y a eu la guerre.</strong></p> <p>Il prend le gel posé sur la table et le verse sur la compresse.</p> <p><strong>Euh, ça, c’est pas du désinfectant, c’est du gel hydroalcoolique.</strong></p> <p><strong>Ah ok.</strong></p> <p>Il rit.</p> <p><strong>Tu peux me tenir ça ?</strong></p> <p><strong>Oui bien sûr. Je suis ton assistante.</strong></p> <p>Il rit. Il verse le vrai désinfectant directement sur la plaie et presse fort avec la compresse sur la chair à vif. Son ami rit. De douleur. Puis il lui fait un pansement magnifique. On ne trouve pas de ciseaux pour couper le bandage. On utilise un couteau plein de beurre.</p> <p>Made in China, Export to Europe, to US, to Afrika. Ils ont traversé le monde avant d’arriver ici, les vêtements. Les corps aussi. Soudan, Sénégal, Tunisie, Turquie, Guinée, Libye, Maroc. Et maintenant, ils sèchent. Les vêtements. Les corps aussi. Et l’espoir aussi peut-être. Allongés sur le bitume du terrain de basket, certains sont avachis sur des chaises et attendent. De l’argent, des papiers, de la nourriture, un appel. Rien. Ou quelqu’un.</p> <p>Du riz, des épices, de l’huile, du sucre, du sel. C’est la réserve du squat. Le magasin comme disent certains. Fermé par un cadenas. Dont le code change chaque jour. Brosses à dent, savon, pain, légumes, patates, riz, semoule, sucre, poivre, lait aussi et de la sauce tomate. Parfois biscottes, sardines, oignons. C’est aussi là qu’il y a les clefs des véhicules et les papiers police.</p> <p>Ça, ce sont des papiers pour dire que vous demandez l’asile. Même si vous ne voulez pas demander l’asile en France, vous remplissez ce papier. Si la police vous arrête, vous le montrez et vous dites Je veux demander l’asile. C’est une toute petite protection, c’est pour le train ou le bus. Mais ça ne marche pas à Briançon. Ici les flics ont plus de droits qu’ailleurs.</p> <p>La pluie coule le long de la montagne, en gouttelettes, en rus, en rivières, en torrents, en fleuve, en Durance. Si abondante, qu’elle devient rigoles dans la ville. C’est avec elle qu’on remplit des caisses en plastique rouge et qu’on lave tout. Les vêtements, les couverts, les assiettes, les visages, les mains, les culs. Elle est très froide et toute grise cette eau qui coule dans les rigoles. Qui ne coule pas dans les douches. Ni dans les éviers. Ni dans les toilettes. Depuis le début de l’occupation, le maire et le propriétaire ont donné l’ordre de couper l’eau. Pas d’eau courante dans le bâtiment. Pas d’eau du tout. Le squat s’appellera donc le Pado.</p> <p>Elle était grosse sa colère. Les yeux révulsés, les lèvres tremblantes, tout le corps tendu, il criait «wakhed wakhed, un par un, un par un, sinon on ne sert pas !» Mais personne ne l’écoutait. On craignait qu’il n’y ait pas assez de bouffe pour tout le monde alors on se bousculait pour tenter d’être servi en premier. Et lui était si en colère qu’à un moment il a dit «Stoooop». Avec ces cernes violets sous les yeux et ses lèvres tremblantes, il a dit «Stooop ! On remballe !» Tout le monde s’est figé. Un grand froid. On ne va pas être privés du repas du soir quand même. Il s’est tourné vers les autres bénévoles du Refuge<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup> et a dit «On remballe, on ne sert pas, trop de bousculades, c’est dangereux, on n’a pas le choix, on remet tout dans le fourgon». Et aussitôt disparurent les grandes casseroles de riz et de sauce. Et les plats de tartes. Il y avait de la tarte aux pommes ce soir-là. On est resté.e.s sans voix un temps et puis quelqu’un a dit «Écoute, ce n’est pas possible, il faut absolument qu’on serve le repas de ce soir sinon la nuit va être ingérable». «Bon alors, il faut mettre quelque chose pour obliger tout le monde à faire une file, une seule ligne, un par un, wakhed, wakhed». Deux caddies remplis de poubelles furent placés devant les tables de distribution. Une ligne s’est formée. Les cantinières réapparurent. D’abord une louche de riz – pas trop grosse la louche, il faut qu’il y en ait assez pour tout le monde – puis deux cuillères de sauce. Et par-dessus, un morceau de tarte. Plus tard le fourgon est reparti avec les casseroles vides, sa colère et sa fatigue.</p> <h4>23 septembre</h4> <p>Aujourd’hui 23 septembre au Pharo de Marseille, le pape a dit «Considérons ceux qui se réfugient chez nous comme des frères et non comme des fardeaux à porter». Son discours a fait le buzz sur le net. Le Monde l’a même publié en entier. Le monde a applaudi le pape. Ici, les paroissiens ont prêté leur terrain durant quinze jours. Puis c’était la rentrée scolaire. Ils ont exigé que les tentes soient évacuées pour que l’église Sainte Catherine reprenne ses activités.</p> <p>Chaque soir, à 20:03, un train va de Briançon à Paris. Direct. En douze heures, douze arrêts, une nuit.</p> <p><strong>Mais ils vont où ?</strong></p> <p><strong>À Paris.</strong></p> <p><strong>Et après ?</strong></p> <p><strong>Certains rejoignent la famille, d’autres rejoignent des amis.</strong></p> <p><strong>Ça me fait bizarre d’être là. Ça me fait penser aux SS.</strong></p> <p><strong>Vous venez d’arriver ici ?</strong></p> <p><strong>Oui, je viens de Marseille.</strong></p> <p><strong>Et vos pistolets ?</strong></p> <p><strong>Bah… on est la police ferroviaire, donc on a des armes.</strong></p> <p><strong>Et donc votre mission…</strong></p> <p><strong>C’est d’intervenir s’il y a des personnes qui n’ont pas de tickets.</strong></p> <p><strong>Mais vous les sortez de force ?</strong></p> <p><strong>De force, pas vraiment. Quand on leur dit de sortir, ils sortent tout de suite. On n’a pas besoin d’utiliser la force, ils nous suivent, c’est tout. Et puis des fois, on ferme les yeux. Ou bien on leur dit que dans une demi-heure il y aura un autre train et qu’ils peuvent le prendre. Voilà.</strong></p> <p>Silence.</p> <p><strong>C’est bien ce que vous faites.</strong></p> <p><strong>On fait ce qu’on peut.</strong></p> <p><strong>Bon, je vais leur dire au revoir. Avec certains, on tisse des liens.</strong></p> <p><strong>Pourquoi, ils restent longtemps ?</strong></p> <p><strong>Ça dépend. Certains restent quelques heures, d’autres plusieurs jours.</strong></p> <p><strong>Et pour les billets ?</strong></p> <p><strong>Parfois ils ont de l’argent ou alors ce sont les familles ou les amis qui paient. D’autres fois, on paie avec de l’argent collectif. Mais on n’a pas grand-chose. En plus la mairie coupe l’électricité et l’eau. Bon j’y vais.</strong></p> <p><strong>Ok. Attention de ne pas rester dans le train.</strong></p> <p><strong>Oui.</strong></p> <p>Plus tard - chemin du retour – lune presque ronde.</p> <p><strong>T’es pas arrivé à passer ?</strong></p> <p><strong>Non, trop de policiers.</strong></p> <p><strong>Tu veux aller à Paris ?</strong></p> <p><strong>Non, je veux aller à Toulouse.</strong></p> <p><strong>Alors tu ne dois pas aller à Paris, tu dois aller d’abord à Grenoble, en bus, puis ensuite à Toulouse.</strong></p> <p><strong>Ah bon ? D’abord le bus ?</strong></p> <p><strong>Oui. Regarde.</strong></p> <p>Je m’arrête et dessine une petite carte de France dans mon carnet. Ici Paris, ici Briançon et voilà Toulouse.</p> <p><strong>Ah d’accord.</strong></p> <p><strong>On reprend notre route, le long de la Durance.</strong></p> <p><strong>Tu veux faire quoi à Toulouse ?</strong></p> <p><strong>Je veux finir mes études.</strong></p> <p><strong>Tes études de quoi ?</strong></p> <p><strong>De médecine.</strong></p> <p><strong>Ah mais c’est toi ! Désolée, je t’ai pas reconnu.</strong></p> <p>Il rit.</p> <p><strong>Ce n’est pas grave.</strong></p> <p><strong>On t’a cherché tout l’après-midi. On a besoin de médecins comme toi ici. Tu ne veux pas rester un peu ?</strong></p> <p><strong>Peut-être que je reviendrai, mais d’abord je dois passer mon diplôme et après peut-être que je reviendrai, venir aider. Il y a tant de gens qui sont blessés.</strong></p> <p><strong>Et ton ami avec son pied, il part avec toi ?</strong></p> <p><strong>Non, il reste ici. Moi je partirai demain. D’abord le bus pour Grenoble puis le train pour Toulouse, comme tu as dit.</strong></p> <p><strong>Tu vas voir, c’est beau Toulouse, il y a un grand fleuve, comment tu dis un fleuve ?</strong></p> <p><strong>El oued.</strong></p> <p><strong>Un grand el oued et beaucoup de musique. C’est a pink town.</strong></p> <p><strong>Pink town ?</strong></p> <p><strong>Oui les murs sont tout rose.</strong></p> <p>Il rit.</p> <p><strong>Tu seras bien là-bas.</strong></p> <p><strong>Inch’allah.</strong></p> <p>Plus tard encore, la nuit est tombée. Repas bien organisé, pas de bagarre, pas de cris, pas de fâcherie, pas de bousculade, une file, wakhed wakhed. Et il y a eu assez à manger pour tout le monde. Pour deux cents personnes. Tout va bien.</p> <p><img alt="Dessin de nombreuses silhouettes regroupées avec des bols vides devant des marmites" src="../images/02/pado1.png"></p> <p>Encore plus tard, prendre ni papier, ni téléphone. Baisser tous les sièges du coffre. Partir en deux voitures. Prendre à droite après la station-service. Entrer dans la cour de l’immeuble, tous phares éteints. Couper les moteurs. Se faufiler vers la porte entrouverte. L’ouvrir en grand, sans faire de bruit. Et remplir. Remplir nos bras de couvertures, de balais, d’assiettes, puis remplir les coffres, les remplir à ras bord, de seaux, de pelles, d’éviers, de coussins, de louches. Vider l’hôtel abandonné pour remplir nos coffres. À bloc. Puis fermer les portières tout doux, sans faire de bruit, sans rien dire. Démarrer. Rouler. Tranquille. Tout doux. Croiser une voiture de police. Rouler, tranquille. Arriver au Pado. Tout décharger sous le barnum.</p> <p>Et puis danser. Danser sous la demi-lune. Danser la vie au milieu du froid parce qu’aujourd’hui on a vidé le coffre-fort de la ville pour garnir notre château-fort de marmites et de couvertures. Et ça c’est bon. Et ça sonne juste. C’est la vie qui déborde pour de vrai. C’est un putain de shoot comme j’en ai jamais connu. Enfin si, peut-être, mais pas pour les mêmes raisons. Pas pour le même mot. Pas pour ce sentiment entier, dense, compact, solide, solidus, solidarité.</p> <h4>25 septembre</h4> <p>Aujourd’hui est un jour particulier. Il parait que ce n’est pas souvent, que c’est rare et c’est aujourd’hui. En même temps que la députée serre la main du maire, en même temps que le soleil grandit dans le ciel, en même temps qu’un groupe de cinquante personnes se prépare à prendre le bus pour Grenoble ; aujourd’hui dans toute la ville, les policiers interpellent ; dans les rues, hop, embarqués, devant la gare, hop, embarqués, dans le square, hop embarqués, direction le commissariat. On fait une manif, on va devant le comico ? On est combien ? On sera dix. Et alors ? Pas le temps, il faut réparer le toit, gérer la réserve, trouver d’autres couvertures, faire la récup des invendus… Hier, Darmanin à envoyé 84 policiers, gendarmes et militaires supplémentaires à la frontière. Aujourd’hui est un jour particulier. C’est jour de rafles.</p> <p><strong>Tu pars aujourd’hui ?</strong></p> <p><strong>Oui, j’ai le billet.</strong></p> <p>J’aime bien cet homme. C’est le plus vieux du campement. Peu de dent. Un grand sourire. Veut souvent du sucre ou de l’huile.</p> <p><strong>Comment on va faire sans ton sourire.</strong></p> <p><strong>Il rit.</strong></p> <p><strong>Tu vas où ?</strong></p> <p><strong>Paris.</strong></p> <p><strong>Ok. Alors bonne chance.</strong></p> <p><strong>Je veux manger avant de partir ?</strong></p> <p><strong>On n’a plus rien. Je suis désolée.</strong></p> <p>On n’a plus rien, plus de pain, plus de matelas, plus de place, plus de riz, plus d’huile, plus de sucre, ah si on a encore du sucre. Bientôt, on sera peut-être expulsé.e.s, plus de bâtiment, plus de dodo. Sorry. On n’a plus rien et chaque nuit cinquante personnes arrivent. Et chaque semaine, plus d’une centaine de personnes traversent la frontière. Et chaque seconde est puissante comme une minute, chaque minute comme une heure, et chaque heure est une journée entière. C’est doux et terrible. C’est si intense. Est-ce que tu entends la lumière de ce lieu ? Je veux dire la lumière, je veux la partager, comme nous partageons notre humanité, nos déceptions et nos espoirs. Dire la lumière et le temps, ici, tranchant et indomptable. Comme la montagne.</p> <h4>Jour je sais pas combien</h4> <p>9h du matin. Bus station. Distribution de thé, chocolat chaud et petits pains par les bénévoles du Refuge.</p> <p><strong>Il faut leur dire qu’ils ne doivent pas manger dans le bus.</strong></p> <p><strong>Mais on vient de leur donner des sandwichs et ils ont faim.</strong></p> <p><strong>Oui, mais ils ne peuvent pas manger dans le bus, c’est le chauffeur qui l’a dit. Il faut aussi leur dire de ne pas faire caca dans le bus.</strong></p> <p><strong>…</strong></p> <p><strong>Oui, il parait qu’y en a un qui a fait caca dans un sac plastique. Donc il faut leur dire de ne pas faire caca dans le bus.</strong></p> <p><strong>Mais s’il a fait caca, c’est parce qu’il n’était pas bien.</strong></p> <p><strong>Ils n’ont qu’à demander au chauffeur de s’arrêter. Et puis c’est deux heures le trajet, ils peuvent bien se retenir.</strong></p> <p><strong>Euh… demander c’est pas si simple, et deux heures, c’est long quand t’es malade. Si quelqu’un a fait caca dans un sac plastique, c’est parce qu’il n’avait pas d’autres choix. Pas la peine de dire à tout le monde de ne pas faire caca dans le bus.</strong></p> <p>Haussement d’épaules.</p> <p>Ce soir, toute la ville est illuminée. Du violet dans les douves du fort Vauban, du doré pour le clocher de la collégiale Notre-Dame-et-Saint-Nicolas, des candélabres pour le chemin de ronde, des spots multicolores dans les bars de la ville et une jolie petite guirlande dans le jardin du voisin. Ce soir toute la ville est illuminée. Sauf au Pado. Au Pado, c’est le noir total. Plus de jus. Ce matin le maire a donné l’ordre de couper l’électricité du bâtiment. Plus de lumières, plus de prises électriques, plus moyen de charger les téléphones, donc plus de wifi, donc plus de prises de billets, plus de allô mama, allô khuya, tout va bien. Dans le ciel, la lune magnifiquement pleine. Sur mes lèvres, un baiser de Ragnar. Eldid. Une étincelle.</p> <h4>Jour d’après.</h4> <p>Il y a ceux qui partent. Puis il y a ceux qui restent, qui n’ont nulle part où aller. Alors certains investissent leur chambre comme un petit appartement. Djamila a établi campement avec son mari dans l’ancien logement du professeur. Lambris, plancher, table basse, couvertures brodées, porte-chaussures, salle de bain avec miroir, trousse à maquillage, brosse à cheveux, shampoings, gels douches et baignoire. Manque juste l’eau.</p> <p>De retour des urgences.</p> <p><strong>But I didnt’ understand how to do it.</strong></p> <p><strong>You open this thing and you put that here.</strong></p> <p><strong>Where ?</strong></p> <p><strong>Here, in your ass.</strong></p> <p><strong>My ass ?</strong></p> <p><strong>Yes in your ass. You go in your bed, you raise your legs and then tchouk.</strong></p> <p><strong>Tchouk ?</strong></p> <p><strong>Yes.</strong></p> <p>Rires.</p> <p>* * *</p> <p>Chaque soir, Merwan s’installe dans la cour et met de la musique sur une petite enceinte. D’abord il écoute ses chansons préférées assis. Puis soudain – ça arrive toujours à un moment ou à un autre – il se lève et se met à battre des ailes. Il vole dans le ciel des Alpes. Une alouette, un aigle, un gypaète barbu. Alors on forme un cercle autour de lui et on tape des mains. Il lève les genoux, puis les bras, de plus en plus haut, de plus en plus vite. Il vole. Ses doigts tremblent. Et soudain – ça arrive toujours à un moment – il pique vers le sol, racle le bitume avec sa main, se relève aussitôt et se remet à voler, encore plus haut, encore plus vite. Chaque soir, à la lumière de la lune, d’une bougie ou d’une frontale, Merwan vole. Il ne fait pas partie de ceux qui pourront demander l’asile. Il n’a nulle part où aller. Son pays à lui, c’est la danse. Guedra.</p> <p>Cette nuit, un camion entier est arrivé d’Aveyron. Un camion rempli d’oignons, de légumes, de patates, de pots de miel, de sauce tomate, de ratatouille, de confiture. Il y a aussi du couscous, du riz, un énorme tas de fringues et des chaussures, belles, presque cirées. On se chamaille pour prendre les vestes. Ce soir, un camion entier est arrivé des fermes aveyronnaises. Et pour le moment, c’est l’opulence. Ça ne durera qu’un jour. Mais pour le moment, c’est l’opulence.</p> <p>Moi, j’étais au Cambodge et au Tchad. Les ONG, là-bas, elles ont tout : l’eau, l’élec, des tentes. Mais ici, c’est complètement dingue, y a personne. Y a que les anarchistes qui s’occupent des réfugiés. C’est pour ça que je suis là, pour voir comment vous faites. Fabienne, chercheuse en sociologie.</p> <p>* * *</p> <p>Et ce matin je n’échappais à la sensation que nous étions en train de gérer ces personnes comme du bétail, à faire disparaître, à cacher, à faire embarquer le plus vite possible, le plus loin possible d’ici. Pourtant c’était bien ça qu’ils nous demandaient tous, sortir de la ville, disparaître, ne pas être visible, ne pas se faire remarquer, going away, go to Paris. But you know Lyon is not so good and Marseille too, go to a little town you understand me ? La conversation se répétait à l’infini. Mais vers où les guidions-nous ? Vers le mieux ? Vers le pire ? Que connaissait-on des villes pour lesquelles on payait des tickets ? Pire que le Pado, y a quoi ? La rue. On les envoyait donc à la rue, c’était donc ça ? Tiens, voilà ton ticket, un aller sans retour pour le campement sous le pont d’Austerlitz. Oh my god. </p> <p>Et ce matin je n’échappais pas à la sensation que nous étions en train de contenir une explosion, une colère, une immense injustice. Et je rêvais que tout cela explose à la face de la ville, du pays, du monde entier, plutôt qu’il n’implose dans le cœur de notre paquebot, de notre radeau, de notre Pado. Et je rêvais que certains restent, que l’on vive tous ensemble, que l’on fasse une grande maison du peuple, ici, à Briançon. Et partout ailleurs. Et je rêvais que certains restent, mais pour l’heure c’était moi qui partais.</p> <p>Ragnar, je vais retourner dans les Cévennes, demain, avec Marlène et Abdel. Il y a une place pour toi dans leur voiture si tu veux. Tu verras la rivière, les chênes verts, les moutons. Je te présenterai mes amis. On mangera un gros poulet chez Ahmed. Peut-être que tu pourras trouver du travail là-bas. Mais moi je vais pas rester dans les Cévennes. Je vais prendre ma voiture et revenir, ici, au Pado. Ok, je vais venir et après je vais aller en Espagne. Et j’allais perdre mon meilleur allié. Pas pleurer. Ok. Tu vas me manquer. Moi aussi. Yallah. </p> <h4>Jeudi 4 octobre</h4> <p>En deux jours, le camp a déjà changé. Plus de chaîne sur le portail. Les infirmières refusent désormais d’entrer dans le squat. Elles soignent entre deux voitures. Plus de cadenas dans la réserve qui est quasiment vide. Reste juste du sucre, un peu de riz, un chouia d’huile et beaucoup de thé. Babou est content de me revoir. Moi aussi. Il comprend vite que ma voiture est remplie d’habits. En moins de deux, il chope un tee-shirt et une veste. Il voudrait aussi des chaussures et prendre une douche avant de partir pour Marseille. On verra plus tard. Une autre personne me réclame des vêtements, mais aucun n’est à sa taille. Un marocain me demande de l’aide pour partir, mais il n’a pas d’argent. Je lui dis de venir au bus de 3h, on essayra de trouver une solution. Il fait doux, très doux. Toutes les portes du Pado sont ouvertes. L’accueil est devenu un hotspot. Une petite foule est agglutinée autour de deux multiprises alimentées par une batterie. </p> <p>Plus assez de place pour dormir au sol. Adama est allongé sur une table.</p> <p><strong>Et comment on fait pour la connexion.</strong></p> <p><strong>Quelle connexion ?</strong></p> <p><strong>Le réseau, y a plus de réseau.</strong></p> <p><strong>Alors il faut faire la prière.</strong></p> <p><strong>Ah bon, y a que ça ?</strong></p> <p><strong>Et oui y a que ça.</strong></p> <p><strong>Alors je vais faire les louanges.</strong></p> <p>On rit.</p> <p>Plus tard.</p> <p><strong>Ça marche maintenant ?</strong></p> <p><strong>Oui.</strong></p> <p><strong>Tu vois, ça marche toujours la prière.</strong></p> <p><strong>Oui, surtout les louanges.</strong></p> <p>On rit.</p> <p>Youpi ! On a gagné ! Le juge a tranché. Cessation temporaire de toute hostilité. Les policiers ne peuvent plus venir ici. Le proprio peut bien se fâcher, ça ne servira à rien puisqu’on a gagné ! On ne peut plus être expulsé. On peut rester jusqu’au 31 mars. On a trêve hivernale !</p> <p><strong>Tu sais combien de morceaux de bananes j’ai distribué ce soir ?</strong></p> <p><strong>Non.</strong></p> <p><strong>Thalata mia wa arba wa sitin.</strong></p> <p><strong>Euh… 263 ?</strong></p> <p><strong>Non, 363.</strong></p> <p>* * *</p> <p>Finalement Babou n’est pas parti, le mec du Blablacar a refusé de le prendre parce qu’il n’a pas de papiers. Gloubs. Viens Babou. On va te chercher des chaussures. </p> <p>Petit Yaya qui vient de Côte d’Ivoire ne sait pas où aller. J’appelle la maison des solidarités à Saint-É.</p> <p><strong>Non il faut pas nous les envoyer parce qu’ici 90% des reconnaissances de minorité sont refusées. Et puis ils prennent les empreintes, donc les mômes sont fichés.</strong></p> <p><strong>Mais ils peuvent changer de ville pour faire un recours, non ?</strong></p> <p><strong>Oui, mais là y a vraiment du monde.</strong></p> <p><strong>Mais je lui dis d’aller où ?</strong></p> <p><strong>Franchement je ne sais pas. Je voudrais pas prendre la responsabilité. Et puis on comprend pas tout. Certains ont donné leurs empreintes ici et là et finalement ça marche, et pour d’autres dont le dossier est très bien, ça ne marche pas. Donc y a pas de règles. Seulement la chance.</strong></p> <p>Ce soir la distribution de sandwichs à la gare était bien organisée. Deux par deux. En rang, debout. Propres, pas déborder. Ça m’a fait chier. Nous ne sommes pas une agence de voyage, alors faisons le bordel, prenons l’espace, encore plus. Mais si ! Débordons, crions, chantons !</p> <p>Me manque Ragnar. Me manque beaucoup.</p> <h4>10 octobre, 6:39. Message vocal.</h4> <p><strong>«Oui bonjour Madame, c’est William. Il y avait pas de connexion dans le bus. Nous sommes à la gare de Strasbourg maintenant, on a trouvé votre collaborateur Camille. Merci merci merci. Elle est en train d’essayer de nous gérer comme vous avez dit. Maintenant, on va arriver en Allemagne. Je vais vous appeler après s’il vous plaît.</strong></p> <h4>12:01.</h4> <p>Je reçois une photo souvenir de lui, Fansi et moi à Briançon. Puis une autre de lui, Fansi et Camille qui les a attendus à la gare de Strasbourg à 5:55, pour les conduire au Flixbus pour Magdeburg.</p> <h4>20:45.</h4> <p><strong>Bonsoir madame, le contrôleur du train a dit que les billets ne sont pas bons mais grâce à dieu nous sommes bien arrivés. Merci merci merci merci au moins mille fois.</strong></p> <p>Ce soir-là, une bagarre éclate, vol de téléphone encore une fois. </p> <p>Ce soir-là, discussion avec Moubarak, architecte qui a dessiné un plan de réaménagement du Pado. </p> <p>Ce soir-là, chansons dans la cour, en anglais, en colombien, en soudanais. </p> <p>Ce soir-là, leçon d’arabe sous le ciel étoilé. </p> <p>Ce soir-là, Ragnar devant moi.</p> <p>Je veux pas aller en Espagne. Je veux aller avec toi.</p> <p>Je plonge dans ses bras comme dans une maison.</p> <p><strong>Je peux écrire quelque chose dans ton carnet ?</strong></p> <p><strong>Oui ok.</strong></p> <p><strong>Ici ?</strong></p> <p><strong>Non, ça c’est la carte de France, fais-le ici, sur cette page.</strong></p> <p><strong>D’accord.</strong></p> <p>Il écrit.</p> <p>Je lis.</p> <p>Il reprend le carnet.</p> <p><strong>Attends je vais corriger, je veux mettre des petits légumes.</strong></p> <p><strong>Des légumes ?</strong></p> <p><strong>Oui des petits légumes audessus du mot, voilà comme ça.</strong></p> <p><strong>Ah, des guillemets.</strong></p> <p>Fou rire</p> <p>* * *</p> <p><strong>Je vous appelle de Lyon où nous sommes bien arrivés. God bless you. You’re my angel.</strong></p> <p>Quand ils me disent cela, je fonds, tout fond en moi. Les larmes pointent aussi. Parce que je me dis que nous sommes saufs, lui, moi, eux, nous, nous tous qui ne faisons qu’un, nous sommes saufs. </p> <p>À chaque fois qu’ils m’offrent ces mots, je fonds d’un amour immense, pour eux, eux qui m’offrent leur confiance, leur sourire, leur rire. Et leur grande vulnérabilité me semble être une puissance merveilleuse, une grande puissance d’humanité. Quand ils parviennent à leur but, à l’endroit qu’ils visent depuis des milliers de kilomètres, quand ils m’appellent pour me dire qu’ils sont bien arrivés, alors tout en moi fond. </p> <p>Ne reste plus qu’une immense flaque de joie, un lac de joie dans mon poitrail, un fleuve de tendresse qui m’inonde d’un nouveau courage. Et la sensation d’être pile à la bonne place.</p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>Voir les Brèves. Toutes les notes sont à la... euh... «rédaction»?&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:2"> <p>Pendant la période où il avait fermé ses portes à l’accueil, le Refuge Solidaire préparait des repas que ses bénévoles venaient distribuer dans la cour du Pado. Le Refuge organisait aussi des distributions de nourriture à la gare, comme il est dit plus loin dans le texte.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>Lexique : appel d'air2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/lexique-appel-dair.html<h3>Définition</h3> <p><em>Appel d’air</em> : théorie fumeuse selon laquelle l’amélioration des conditions de vie pour les immigré·es dans un endroit donné (à l’échelle d’un continent, d’un pays, d’une région ou même d’une ville) donnerait lieu à un plus grand afflux d’immigré·es vers …</p><h3>Définition</h3> <p><em>Appel d’air</em> : théorie fumeuse selon laquelle l’amélioration des conditions de vie pour les immigré·es dans un endroit donné (à l’échelle d’un continent, d’un pays, d’une région ou même d’une ville) donnerait lieu à un plus grand afflux d’immigré·es vers cet endroit.</p> <h3>Historique</h3> <p>C’est au début des années 1980 que « l’appel d’air » fait en France ses premiers pas. Claude Cheysson, alors ministre des relations extérieures, multiplie les apparitions publiques – avec sa pipe et son air farouche – pour exprimer sa gratitude envers les travailleur·euses immigré·es Algérien·nes. Claude évoque même, lors d’un voyage en Algérie en été 1981, sa volonté d’octroyer le droit de vote aux immigré·es en situation régulière en France pour les élections municipales. C’en est trop pour l’opposition de droite, qui accuse alors ce brave Claude d’aller pêcher des voix chez les étrangèr·es. Et pour Jean-Marie Le Pen, qui, à peine sorti de l’indifférence médiatique dans laquelle il végétait depuis plus de dix ans, crie à la « défrancisation de la France ». Le droit de vote aux étranger·es, dit-il, voilà le plus sûr moyen d’attirer plus d’étranger·res. Deux bouquins racistes plus tard (Réponses à l’immigration : la préférence nationale et Les immigrés: le choc, tous les deux publiés en 1984) et on y est : il faut réformer le droit social pour arrêter « l’appel d’air ».</p> <p><img alt="Portrait de Claude Cheysson" src="../images/cheysson.png"></p> <p>Au cours des décennies suivantes, « l’appel d’air » fait son petit bout de chemin. On l’entend surtout dans les bouches tordues des droitards qui fulminent contre les allocations familiales, l’assurance chômage, les minima sociaux, le système de santé; tout ce qui de près ou de loin pourrait bénéficier aux immigré·es en situation régulière. Et l’idée finit par faire son trou. Au début des années 2000, c’est autour du camp de Sangatte dans le Pas-de-Calais que gravitent les conspirateur·ices de l’appel d’air. Inauguré en septembre 1999, le camp de Sangatte (géré par la Croix Rouge) accueillait – jusqu’à sa fermeture en décembre 2002 par Sarkozy – les personnes désireuses de se rendre outre-Manche. « Nous mettons fin à un symbole d’appel d’air de l’immigration clandestine dans le monde » déclarait Sarkozy au JT de TF1 en décembre 2002. </p> <p>Mais c’est pendant la soi-disant crise migratoire de 2015 que l’appel d’air s’incruste véritablement à la télé, dans les journaux, à la radio, ou dans des repas de famille qui auraient vraiment pu s’en passer. L’aide médicale d’État, les aides au logement, mais aussi les opérations de sauvetage en mer et les mouvements de solidarité aux frontières sont pointées du doigt par la droite et l’extrême droite comme encourageant les candidat·es au départ, et leur arrivée, à terme, en France. L’appel d’air devient un fourre-tout : c’est la carte un peu usée que la droite ressort chaque fois qu’elle veut entraver une politique sociale sous prétexte qu’elle pourrait aussi bénéficier aux étrangers. En 2018, le Rassemblement National (anciennement Front National) proposait par exemple d’arrêter la construction de logements HLM neufs, qui favoriserait l’immigration clandestine. « Dans certains quartiers, alors que des logements sortent à peine de terre, des messages partent à l’étranger pour faire venir des futurs habitants », peut-on lire dans le « Plan Le Pen pour les banlieues ».</p> <h3>Postulats cyniques de base</h3> <p>La pseudo-théorie de l’appel d’air situe les causes profondes de l’immigration dans le pouvoir d’attraction de nos structures sociales. En gros, si tant de gens quittent leur pays pour venir chez nous, c’est parce que nous sommes belles et bon· nes et libres et loyales comme autant de Clint Eastwoods à contre-jour sur des chevaux blancs. Et plus nous sommes généreux·ses et sympathiques, et plus iels viendront nombreux·ses. Pourtant, il serait bon de reconnaître que notre richesse est basée sur l’usurpation, l’expropriation, le pillage et le contrôle des ressources d’autrui. Ou que la pauvreté d’une très grande partie du monde est la conséquence directe de nos politiques coloniales et post-coloniales. Ou encore que les bouleversements climatiques qui frappent plus violemment les pays les plus fragiles sont une conséquence prévisible d’un modèle de croissance occidental, que nous avons imposé à coups de guerres, d’occupations, de diplomatie véreuse et de plans de développement à la noix.</p> <p>La théorie de l’appel d’air fantasme aussi les émigré·es comme des calculateur·ices averti·es. On les imaginerait presque devant leur cheminée pétillante au Bengladesh ou au Soudan, en train de comparer les modèles sociaux en Europe, avant de boucler leurs valises et de se lancer dans la joyeuse aventure de l’exil. Un peu comme des étudiant·es Erasmus qui choisiraient la destination de leur séjour à l’étranger en fonction des possibilités de carrière future ou de la qualité de la bouffe locale. C’est à la fois cynique et grotesque d’oublier qu’une très grande partie de la population émigrée quitte son pays sans en avoir vraiment le choix, pour fuir la guerre, la misère ou l’absence d’avenir. Et même si ce n’était pas le cas, gardons en tête l’injustice qui permet aux citoyen·nes européennes et nord-américaines de voyager quasiment partout dans le monde, moyennant quelques dizaines d’euros ou de dollars, tandis que, pour d’autres, le voyage à l’étranger n’est accessible que de manière illégale, avec tout ce que cela comporte en termes de coûts et de prises de risque.</p> <p>Sans oublier que la défense des acquis sociaux et le devoir d’hospitalité envers les immigré·es pauvres devraient appartenir au même camp idéologique de gauche, celui pour qui une paix sociale juste et durable s’acquiert en réduisant jusqu’à l’abolition les inégalités sociales et économiques. Les classes moyennes et subalternes des pays riches devraient s’unir avec les populations immigrées, dans une même lutte de classe contre les riches oppresseurs qui les poussent encore et toujours à ravager la planète pour s’acheter un SUV et un pavillon couleur genou. Malheureusement, elles semblent plutôt enclines, les classes subalternes, à succomber à cette propagande raciste et ultra-libérale visant à mettre tout le monde les un·es contre les autres, selon la légende de la couverture trop courte.</p> <p><img alt="Photo d'un camion floqué d'une pub anti-immigration aux Royaume-Uni" src="../images/appeldair2.png"></p> <h3>Conséquences générales</h3> <p>Pour arrêter d’attirer toujours plus de candidats à l’exil – avec nos tours HLM et nos APL – il suffit de leur rendre la vie invivable. C’est ce que la préférence nationale tente d’accomplir en différenciant l’attribution de minima sociaux, par exemple, en fonction du critère de citoyenneté. C’est aussi ce que fait le renforcement des effectifs militaires et policiers le long des frontières intérieures et extérieures en Europe (en augmentant les risques liés à l’émigration), ou autour des gares (en rendant plus probable les contrôles au faciès et les arrestations). En Angleterre, Theresa May annonçait dès 2012 l’introduction d’une loi visant à créer « un environnement hostile pour les immigrés illégaux », en leur interdisant l’accès au travail, au logement, aux services sociaux ou même l’ouverture d’un compte bancaire. Pendant l’été 2013, des camions affrétés par le home office circulaient dans les quartiers populaires de Londres pour menacer d’expulsion les résident·es en situation irrégulière. </p> <p>En 2014, le gouvernement Australien dépensait 23 millions de dollars dans une campagne publicitaire à destination du Sri Lanka, de l’Irak et de l’Afghanistan pour dissuader de potentiels émigré· es avec un message plutôt clair : « You will not make Australia home ». Le Danemark, la Norvège et la Belgique ont financé des campagnes similaires à destination de la Syrie et des réfugiés Syrien·nes au Liban. C’est une drôle de danse à laquelle se livrent les pays occidentaux dits « d’immigration » ; une course à l’inhospitalité visant à dissuader sinon le départ, au moins l’installation des étrangèr·es sur leur territoire, en sabotant leurs propres acquis sociaux, et en croisant les doigts très fort pour que leurs voisins européens ne sabotent pas encore plus les leurs.</p> <p>C’est là que l’appel d’air apparaît comme une théorie non seulement d’extrême droite, mais ultralibérale aussi<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>. « L’effort pour devenir le plus inattractifs possible, donc pour accueillir le plus mal possible », écrit Jérôme Lèbre, « ne trouve devant lui rien d’impossible. Il couvre le champ entier du politique, guidé par l’objectif de la plus grande absence de solidarité interne ». En d’autres termes, ce sont les systèmes de solidarité en général – les aides sociales, la redistribution – qui pâtissent des attaques ciblées contre les immigré·es, même si ceux-ci continuent d’être les premiers affectés par les politiques de précarisation de la vie quotidienne.</p> <h3>Conséquences locales</h3> <p>Chez nous aussi, la théorie de l’appel d’air a des conséquences désastreuses. Elle favorise entre autres la militarisation des zones frontalières pour limiter l’arrivée des personnes exilées. A l’été 2023, par exemple, les préfets des départements des Alpes-Maritimes et des Hautes-Alpes, ainsi que les maires de Nice et de Briançon, ont insisté auprès du Ministère de l’Intérieur pour que se déploie chez eux une « Border Force » faite de renforts policiers, de collaboration entre services et de « moyens techniques supplémentaires », parmi lesquels des drones favorisant l’identification et la poursuite des personnes exilées qui traversent la frontière. Après la déclaration d’Élisabeth Borne en avril 2023 annonçant la mise en place de la Border Force dans le pays niçois, le sénateur des Hautes-Alpes, Jean-Michel Arnaud, s’est empressé de demander à Matignon sa part de renforts sécuritaires. « J’appelle la Première ministre à mieux ventiler les nouveaux effectifs sur l’ensemble de la frontière, notamment dans les territoires de montagne où les points de passage sont nombreux et où le relief impose une surveillance accrue » avait-il déclaré, réclamant par là des renforts matériels et humains à la PAF de Montgenèvre.</p> <p>Ces surenchères sécuritaires ont doublement à voir avec la théorie de l’appel d’air. D’une part, les patrouilles militaires et policières, les refoulements illégaux, les pratiques de guet-apens, chasses à l’homme, rackets, violences et intimidations pratiquées par les forces de l’ordre le long de la frontière franco-italienne figurent comme autant de manières de dissuader les migrations par l’humiliation et la souffrance. C’est la logique du « moins on est accueillant, et moins on aura à accueillir ». La théorie de l’appel d’air légitime en cachette le renforcement des contrôles aux frontières terrestres et maritimes, la construction de murs (barbelés pour l’Europe), la présence de militaires (comme si c’était la guerre). D’autre part, l’idée selon laquelle plus de sécurité dans les Alpes-Maritimes favoriserait les traversées clandestines dans les Hautes-Alpes et vice versa montre que l’appel d’air fonctionne aussi au niveau régional : il faut être au moins aussi armé que nos départements voisins si l’on veut s’assurer de ne pas devenir un «couloir» par lequel les gens transitent et dans lequel ils risqueraient de s’installer.</p> <p>Mais l’appel d’air frappe aussi proche de nous et de nos idées, parmi les « solidaires » des zones frontalières qui mélangent hospitalité et contrôle<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>. Sans vouloir en remettre un couche (et s’attirer à nouveau les foudres de la gauche charitable), il est significatif que des structures d’accueil en viennent à refuser de mieux accueillir, ou d’accueillir plus (alors qu’elles en ont les moyens matériels) par crainte que de meilleures conditions d’accueil ne mènent à une plus grande demande. « Si on accueille mieux, on devra accueillir plus, ou plus longtemps » se disent les gestionnaires de droite comme de gauche. On n’est pas si loin des politiques d’hostilité stratégique déployées par Theresa May ou d’autres dirigeant·es de pays migraphobes.</p> <p>Le but est de comprendre les ressorts qui nous mènent à justifier notre propre (in)hospitalité, et d’endiguer si possible la prolifération du malhonnête appel d’air. Si on n’accueille pas, ou moins, c’est peut être parce qu’on a ingéré de trop fortes doses de racisme ordinaire, ou qu’on a des préjugés sur les personnes racisées ou sans-papiers. Mais ce n’est pas parce que notre grandeur d’esprit nous plongerait dans la folle spirale d’une hospitalité infinie ; ni parce qu’en donnant un peu, on se retrouverait immanquablement à devoir donner plus.</p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>Jérôme Lèbre, « Appel d’air », attractivité libérale et inhospitalité absolue, Lignes 2019/3.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:2"> <p>Voir notre article « La jauge du Refuge solidaire: l’accueil inconditionnel conditionné » dans le Ravages n°1.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>Remerciements2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/remerciements.html<p>Après la sortie du premier numéro, certain·es acteur·ices du milieu associatif briançonnais ont tenu à nous signifier que tout ce que nous faisions, disions, étions (nous les squatteur·euses du Pado, nous les wokes né·es de la dernière pluie, nous les lobbyistes méga-chiant·es du politiquement correct …</p><p>Après la sortie du premier numéro, certain·es acteur·ices du milieu associatif briançonnais ont tenu à nous signifier que tout ce que nous faisions, disions, étions (nous les squatteur·euses du Pado, nous les wokes né·es de la dernière pluie, nous les lobbyistes méga-chiant·es du politiquement correct), tout cela était nul. Mais nul. Comment osions nous pointer du doigt les attitudes racistes et sexistes au sein des mouvements solidaires (qui sont irréprochables, on l’a bien compris) ? Comment osions nous user de ce ton grossier, outrancier, pas fédérateur pour un sou, et déranger les bonnes consciences en pleine sieste ? Après l’expulsion du Pado, on nous a trait·ées de « connards de Ravages » (alors qu’à vrai dire on serait plutôt des connasses). On nous aura accusé.e de "nuire à la société" (merci!) avec « nos affiches avec des hommes enceintes dessus ». Et un autre plus fantaisiste encore nous aura traité.es de « techno-stalinien⋅ne⋅s qui ne savent même pas faire la vaisselle ». Chapeau.</p> <p>Face à ces déferlantes d’amour et d’adhésion, nous avons voulu en remettre une couche. Et remercier en passant nos lecteur·ices : les copaines teeellement nombreuses, de Vintimille à Calais et plus loin encore, mais les réacs aussi. Merci pour vos critiques, toujours constructives évidemment, vos injures, vos frustrations et vos mauvaises haleines !</p> <p>Mais pour continuer la sieste il va falloir mettre des bouchons dans les oreilles. Parce que voilà, oui, on est woke. On est woke et on vous dit phoques. Et c'est pourquoi, dans ce numéro, y a des phoques partout.</p> <p><img alt="Dessin de personnages qui dansent" src="../images/02/danse.png"></p>Un jour comme un autre à Upupa, Ventimiglia2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/un-jour-comme-un-autre-a-upupa-ventimiglia.html<p><em>Upupa en Italien signifie huppe. Une huppe en Français c’est un oiseau migrateur, au regard sombre et au plumage bariolé (blanc, orange et noir). Mais Upupa c’est aussi le nom d’un Info-point situé à Vintimille, ville italienne à la frontière avec la France, devant le grand campement …</em></p><p><em>Upupa en Italien signifie huppe. Une huppe en Français c’est un oiseau migrateur, au regard sombre et au plumage bariolé (blanc, orange et noir). Mais Upupa c’est aussi le nom d’un Info-point situé à Vintimille, ville italienne à la frontière avec la France, devant le grand campement de la Via Tenda, sous le pont de l’autoroute. Créé par plusieurs collectifs locaux, c’est le seul endroit vraiment ouvert à toustes, dans cette ville où, même pour accéder à la bibliothèque, il faut montrer un document d’identité.</em></p> <p><em>Des copaines de Vintimille nous racontent le quotidien d’Upupa, à travers les voix des personnes qui fréquentent le lieu. Écrit à plusieurs mains, il est entre le recueil d’histoires, la narration et la mise en mots d’un imaginaire collectif. Ce que vous vous apprêtez à lire ne se veut ni exhaustif, ni représentatif du lieu, de sa complexité et de l’énergie qu’il contient.</em></p> <p><img alt="Gravure d'une tente noyée dans une inondation" src="../images/02/upupa/tente.jpg"></p> <p>Vintimille, un jour quelconque d’un mois quelconque. </p> <p>Il n’est pas encore deux heures de l’après-midi et Gaï est déjà assis sur le muret en face d’Upupa, à côté de sa trottinette. On est dimanche et c’est son deuxième jour de repos. Demain il va retourner à Albenga pour le travail.</p> <p>« Upupa is good for everyone, for migrants and for people living here. Upupa is the most important help, without Upupa people would be suffering. Without it they will not have a place. »</p> <p>À deux heure trente arrive Mustafa, à l’heure comme toujours, avec les clés. Depuis quelques semaines, il est chargé d’ouvrir le local et de tout ce que cela implique. Cette nuit il a bossé et il s’est aperçu seulement au matin que sa tente était complètement inondée, à cause de la rivière qui a débordé après les fortes pluies.</p> <p>Ce matin Mustafa a mis un message sur le groupe Whatsapp-Upupa pour demander une nouvelle tente. Coup de bol, nos stocks sont pleins de matériel arrivé il y a quelques jours de Paris.</p> <p>«Je ne peux que remercier Upupa, parce que le jour où je suis arrivé ici je n’avais rien, et ici j’ai trouvé tout ce dont j’avais besoin. Des fois les gars ils font un peu le bordel, on en parle et après ça s’arrête.»</p> <p>Trois heures et demie. Abdkader arrive depuis le pont, exhibant le dégradé flambant neuf de ses cheveux.</p> <p>«Upupa c’est beau. Au moins on peut boire le café, charger le téléphone, il y a des vêtements, de l’eau, la tondeuse pour les cheveux, des assiettes pour manger, on peut cuisiner, des fois se faire un shampoing, il y a des choses pour se laver, du savon, des couvertures et des tentes, on peut faire venir les amis. On peut prendre de l’eau pour l’amener sous le pont, il y a la wi-fi, tout est wallah. Upupa c’est ma deuxième maison wallah. Mustafa est vraiment cool. On respecte les personnes ici, moi je fais pas de bordel ici.»</p> <p>Ses cheveux c’est Mohamed qui les a coupés, sous le pont, avec une tondeuse récupérée on ne sait pas où. Des salons de coiffure improvisés on en a vus plein: avant c’était même très structuré, avec un gars qui venait exprès pour couper les cheveux à tout le monde, avec chaise, tondeuse, brosse, laque, gomine et tout. Maintenant, c’est un peu plus improvisé, on coupe dans le local au milieu des gens, avec les cheveux qui tombent dans les tasses de café. Ou alors sur le parking, entre les flics et Médecins sans Frontières.</p> <p>Mohamed est dans le coin depuis un mois. Il parle très bien espagnol, ce qui lui permet d’interagir avec nous, les européen.nes. Il a pas la langue dans sa poche, il dit les choses même si ça fait pas plaisir. Il ne va pas nous peindre un joli tableau du lieu, il va rien peindre du tout en fait: «Le local a besoin de quelque changement. Il faut un responsable qui soit là dès l’ouverture et jusqu’à la fermeture. Une personne qui puisse parler avec les gars quand ils font du bordel et avec les voisins quand ils viennent se plaindre. L’endroit doit être plus propre, parce que si un responsable de la mairie ou une personne de pouvoir vient et voit les dessins sur le mur, elle va pas être contente, elle va croire que c’est un squat.» </p> <p>Ces choses-là, il les a dites en assemblée aussi.</p> <p>Il est quatre heures et demie. Un peu à la bourre et un peu en speed comme d’hab, on essaye de faire un cercle avec tous les objets qui peuvent servir de chaise. À l’intérieur il n’y a pas assez de place, les tours multiprise trônent au milieu de la pièce et malheur à qui essaierait de les déplacer. Mais il faut encore un peu de temps avant de commencer: il reste une clope à taxer, un café à faire couler, une conversation à terminer. Après avoir trouvé tous les traducteurs qu’il nous faut, commence le tour rituel des noms et des pronoms. Ces moments permettent à la communauté d’Upupa d’aborder toute sorte de thématiques, de soulever les problèmes qui ne sont évidents que pour les personnes qui habitent ce lieu et le font vivre. </p> <p>Des propositions il y en a toujours à foison, mais la plupart sont englouties par le vortex des changements de personnes et par la facilité avec laquelle les objets ont tendance à disparaître. </p> <p>Mais il y a une chose qui s’installe de plus en plus. C’est la pratique de l’autogestion. Même si des fois on a un peu du mal à reconnaître qu’elle s’éloigne beaucoup de la définition politique que nous donnerions de ce terme.</p> <p>Concrètement, on observe l’autogestion quand une étagère est cassée et que trois jours après, avec un marteau, deux clous et sept personnes, un chantier collectif est inauguré. On la voit à l’œuvre quand, avant la fermeture, les balais volés au Lidl s’activent de manière autonome. Quand, à la rupture du jeûne, avant même que la distribution de nourriture soit commencée, il y a déjà quelque chose à manger, à partager. On l’aperçoit autour de l’écran d’un téléphone que dix personnes utilisent en même temps, pour regarder le match de la ligue des champions. </p> <p>Mais l’autogestion consiste aussi à troubler les dynamiques de quartier. Quand les voisin·es cherchent le responsable du lieu pour se plaindre, iels sont déstabilisées par le fait de ne pas trouver un.e interlocuteur·ice blanche, et encore plus gênées quand c’est Mustafa qui leur répond en italien, en montrant sa carte avec écrit « bénévole d’Upupa ». Et on voit bien la perplexité et la déception dans les yeux des flics, à chaque fois qu’ils sont en service devant Upupa, c’est-à-dire tous les jours de l’année (ACAB!). On voit bien que pour eux il est à peine concevable qu’un lieu de ce type n’ait pas de chef, ou que les « chefs » ne soient pas blancs.</p> <p>Il est six heures vingt. La voiture de la Finanza<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup> arrive, suivie par celle déglinguée de Ahmed Hossen. Quand il ouvre la portière, la première chose qu’on remarque c’est le blouson de travail qu’il porte tous les jours. Il vient à Upupa entre autre pour recharger son téléphone et pour faire des appels vidéo avec sa fille, entre un tour de magie et une blague bien placée.</p> <p>«Moi je viens à Upupa pour défouler mon cœur, avec mes amis et avec tout le monde. Ce lieu arrange bien l’Etat italien, mais l’Etat italien n’arrange pas du tout ce lieu. Les pauvres gens sont tous entassés à un seul endroit, ils vont pas à la mer, en ville déranger les habitants, parce qu’ils savent qu’ici à deux heures et demie c’est ouvert, jusqu’à huit heures, alors ils viennent tous ici. S’il y a pas ce lieu, toutes les personnes seront dans la ville. </p> <p>Qui dépanne qui ? La mairie de Ventimiglia ne peut être que contente de ce lieu. </p> <p>Je suis là depuis deux mois. Si quelqu’un me demande, moi je l’aide. Mais si on me demande pas, je laisse faire et les gens font ce qu’ils veulent. Il manque un peu de rangement. Les gens débarquent ici sans savoir comment il marche ce pays, donc ils ont besoin d’apprendre la langue et de comprendre ce qui se passe.»</p> <p>Pendant que Ahmed parle, une connaissance à lui entre par hasard dans le local. Ça fait 35 ans qu’il habite à Ventimiglia et c’estaujourd’hui, pour la première fois, qu’il s’est décidé à passer la porte, parce qu’il a vu beaucoup de monde à l’intérieur. Avec un regard émerveillé et plein de curiosité, il dit rapidement bonjour à tout le monde, avant de repartir chez lui avec ses sacs de courses.</p> <p>Une autre personne qui vient juste d’entrer cherche du sucre pour se faire un café. Depuis que Mustafa est là, le sucre on le range dans le coffre, comme le plus précieux des biens. Il y en a toujours trop et il finit toujours trop vite. Le lieu semble l’engloutir. Le mot sukar affleure constamment dans le chaos des conversations. Le sucre qu’il faut aller acheter au Lidl, le sucre qu’il faut mettre de côté, le sucre à partager, le sucre qui colle aux tasses, le sucre indispensable à la préparation lente et méticuleuse du café. Sucre, café en poudre, une goutte d’eau. Il faut un peu de temps. Le rythme ici n’est pas scandé par la machine à café, mais par le tintement net et constant des petites cuillers qui remuent ces trois ingrédients. Il ne faut pas être pressé.e, ça peut prendre quelques minutes.</p> <p><img alt="Un mur couvert d'affiches et de dessins à la main" src="../images/02/upupa/mur.jpeg"></p> <p>Pendant que des conversations babéliques bouillonnent, au-de-là du sifflement de la bouilloire qui passe d’une main à l’autre, entre le bruit de l’eau qui coule et le raclement du pot de sucre encroûté, on entend chuinter la porte du coffre qui s’ouvre et se referme pour la millième fois. Après il faut laver les tasses, les chercher, les perdre. Les retrouver dans les endroits les plus improbables. Sous les tables, sur les étagères des livres, dans les toilettes. Dans les pots de fleurs, sur le muret en face mais dix mètres plus loin. Dans le parking ou de l’autre côté de la route. Et il n’y a pas que les tasses, mais aussi les verres, les bols, les pots de confitures, les boîtes à café, récipients de toutes les formes et mesures. Dans le croisement chaotique de personnes, paroles et objets qui constitue ce lieu, la préparation du café se charge d’une signification rituelle particulière. Tous ces gestes appartiennent à la communauté d’Upupa, déterminent le tempo du lieu, en définissent le quotidien.</p> <p>On est presque à la fin de la journée. Sur la table sont éparpillés les dessins faits pendant l’après-midi, avec des crayons émoussés et des feutres en fin de vie. La plupart représente des drapeaux qui dénoncent notre ignorance géographique euro-centrée. Ces derniers mois, le drapeau palestinien est de plus en plus présent. Il y en a tellement que le mur en est rempli, jusqu’au plafond. Des fois, il y en a qui se décollent et tombent par terre, des nouveaux viennent les remplacer tous les jours.</p> <p>Sept heures quarante-cinq. M vient de garer Sorpassina<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>, son scooter qui l’amène toutes les semaines de Savona a Ventimiglia<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup>. Légèrement sonné par la route, les cheveux moitié aplatis et moitié ébouriffés par le casque, il marche vers Upupa. Comme quand on appuie sur la touche Play d’un lecteur CD, la musique des salutations commence. Il y a des mains à serrer, des gens à serrer entièrement aussi, au milieu des voix piaillieuses et amicales. À côté de la porte, à l’entrée, il retrouve comme à chaque fois les caisses des dons, où il ne manque jamais des pulls et des chaussures qui ne vont à personne. Les choses qui partent presque aussi vite que le sucre, ici, ce sont les couvertures et les sacs de couchage, parce qu’il faut passer la nuit dehors au froid. M se souvient d’un podcast qu’il a écouté il y a quelques jours. En Palestine, à la Porte de Rafah, la plupart des dons envoyés par les groupes solidaires sont arrêtés à la frontière et séquestrés. Parmi les marchandises interdites, on trouve des objets qui sont totalement inoffensifs. Des jouets, des glaces au chocolat, réquisitionnées parce que considérée comme des biens de luxe. Des dattes, qui sont systématiquement inspectées aux rayons X. Des sacs de couchage aussi, parce que s’ils sont de couleurs mimétiques, on les assimile à du matériel militaire. La quantité de dons qui finit par passer la frontière n’est pas suffisante à combler les besoins de la population piégée à Gaza. Ici à Ventimiglia, la situation n’est pas aussi violente qu’à Rafah. Mais, s’il n’y a pas assez de sacs de couchage, c’est aussi par choix politique, comme c’est par choix politique qu’il est interdit de remplir des bouteilles et des jerrycans d’eau à la fontaine devant le cimetière, à côté du campement. C’est le maire Di Muro qui l’a décidé, parce qu’il dit que notre présence nuit à la « décence du quartier ».</p> <p>Huit heures trente-deux. On est déjà un peu en retard pour la fermeture. Normalement le rideau tombe à 20 heures sous les regards des voisin.es et de la flicaille. Pendant qu’il essaye de nettoyer les taches de café à la serpillière, Ayoub Abdou explique qu’il connaît bien la ville, mieux que n’importe qui : « Je suis ici depuis 2018, j’ai été aussi au campement de la Croix Rouge. Là-bas la police vérifiait les papiers de tout le monde pour entrer et sortir. Maintenant je veux aider ici, et dire aux gens de pas faire du bordel parce que l’endroit appartient à tout le monde, il est pas à moi, à toi ou à lui.»</p> <p>Six ans après, les flics sont toujours là évidemment, mais au moins ils ne rentrent pas. Parce que cette fois c’est nous qui avons les clés.</p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>C’est un corps de la police italienne, pas moins chiant qu’un autre. Toutes les notes sont à nous (Ravages).&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:2"> <p>Pas évident de traduire ça. Sorpasso en Italien signifie dépassement, comme on dépasse quelqu’un.e en voiture. Alors Sorpassina ça serait comme un dépassement mais au féminin, et tout petit. Ça donne l’image d’une petite bête au bruit d’insecte (oui, précisément) qui double frénétiquement tout ce qu’elle croise. Et je mettrais ma main à couper qu’il se pronomme au masculin : Il Sorpassina.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:3"> <p>114,2 km selon Google Maps.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>L'année 2023 vue d'ici2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/breves.html<p>du début jusqu’à ce que l’on ait terminé de préparer ce numéro...</p> <ul> <li><em>année islamique 1444,</em></li> <li><em>année hébraïque 5782, année du lapin dans le calendrier chinois,</em></li> <li><em>année des noms de chien·nes et de chat·tes en U,</em></li> <li><em>année d’un monde « plus en adéquation avec les valeurs humaines …</em></li></ul><p>du début jusqu’à ce que l’on ait terminé de préparer ce numéro...</p> <ul> <li><em>année islamique 1444,</em></li> <li><em>année hébraïque 5782, année du lapin dans le calendrier chinois,</em></li> <li><em>année des noms de chien·nes et de chat·tes en U,</em></li> <li><em>année d’un monde « plus en adéquation avec les valeurs humaines » selon les numérologues.</em></li> </ul> <h3>3 JANVIER</h3> <p>Entrée en vigueur, en Italie, d’un nouveau décret qui a pour objectif d’entraver les opérations de recherche et de sauvetage menées par les ONG en Méditerranée, rendant « encore plus dangereuse l’une des routes migratoires les plus meurtrières au monde » selon Médecins Sans Frontières.</p> <h3>18 JANVIER</h3> <p>C’est en qualité de président de la Communauté de Communes du Briançonnais, que Arnaud Murgia, maire de Briançon, procède à la fermeture de la MJC de Briançon, jugée «trop autonome» en matière de gestion. Le cinéma et le centre social seront repris par l’intercommunalité. Un seul service est menacé de disparition : la MAPEmonde, Mission d’accueil des personnes étrangères.</p> <h3>10 FÉVRIER</h3> <p>Une bande de crétin.es s’amuse à taguer des drapeaux français dans le cimetière militaire de Briançon. La presse locale parle de profana- tion alors qu’aucune tombe n’a été touchée, et cela remonte jusqu’au Parisien. Arnaud Murgia accuse « les groupuscules de l’extrême gauche qui sévissent à la frontière ». Il pointe du doigt « les squats dans le centre- ville ». Dans les deux semaines suivantes, six personnes sans papiers, coupables seulement d’habiter dans un de ces squats, sont arrêtées pendant 24 heures pour une vérification d’identi- té, reçoivent des OQTF/ IRTF et sont assignées à résidence pendant 45 jours. Injustice est faite.</p> <h3>28 FÉVRIER</h3> <p>...et c’est en qualité de maire de Briançon, que Arnaud Murgia, président de la Communauté des Communes du Briançonnais, retire toutes subventions au collectif Saxifrage qui, depuis 2018, organisait le festival d’art vivant Chapeaux-Hauts. Certainement qu’il trouvait ce collectif trop autonome aussi.</p> <h3>1ER MARS</h3> <p>On comptabilise désormais deux nouveaux films mettant en scène la frontière franco-italienne : Les Engagés et Les Survivants. Des titres grandiloquents pour ... pas grand chose. Si votre meilleur·e ami·e veut aussi faire un film du même acabit, dites-lui d’arrêter tout de suite et proposez-lui plutôt d’aller manger une bonne glace.</p> <h3>15 MARS</h3> <p>Un maire de droite d’une petite ville de 13 000 habitants voit sa maison et ses voitures incendiées par un groupe d’extrême droite. La motivation du crime, le projet de construction d’un centre d’accueil de territoire de la commune. Voilà une chose qui n’arrivera pas à Briançon.</p> <h3>18 MARS</h3> <p>La Grande Maraude Solidaire, organisée comme tous les ans par un ensemble d’associations et de collectifs du coin, réunit 400 à 600 personnes devant les locaux de la Police de l’Air et des Frontières à Montgenèvre. La chorale chante et la fanfare fanfaronne, face à un rang compact de RoboCop impassibles.</p> <h3>25 MARS</h3> <p>À Sainte-Soline, d’autres RoboCop beaucoup moins impassibles dispersent à coups de lacrymo, grenades et flash- ball la foule qui manifestait contre un projet de méga-bassine. Nombreux·ses sont les blessé·es, dont plusieurs graves. Forte émotion partout chez les gens bien, à Briançon aussi.</p> <h3>11 AVRIL</h3> <p>L’Italie déclare l’état d’urgence migratoire pour les six mois à venir. Dans ce cadre, les réadmissions en Italie des personnes dublinées sont suspendues jusqu’à nouvel ordre. Que l’abominable règlement de Dublin soit mis à mal, ce ne peut être qu’une bonne nouvelle pour nous et pour la plupart de nos ami.es exilées. Juste on aurait préféré qu’il soit aboli par la gauche pour plein de bonnes raisons, plutôt que suspendu par l’extrême droite pour de très mauvaises.</p> <h3>10 MAI</h3> <p>Après plusieurs suspensions, renvois et reports, la loi asile-immigration est remise à l’ordre du jour par le gouvernement. Ça pue.</p> <h3>15 MAI</h3> <p>Arnaud Murgia, maire et président de fin bref z’avez compris, demande au gouvernement de déployer l’unité spéciale Border Force par chez nous aussi, comme à Menton. À croire qu’il n’aimerait pas les étranger·es çui-là.</p> <h3>21 MAI</h3> <p>le Refuge Solidaire de Briançon diffuse un communiqué de presse pour alerter la préfecture du dépassement de sa jauge d’accueil. C’est en fronçant très fort les sourcils qu’iels rappellent l’«État à ses responsabilités». Iels citent même «notre devise républicaine : Liberté – Égalité – Fraternité». La prochaine fois iels iront jusqu’à chanter la Marseillaise. Gare à toi monsieur le préfet !</p> <h3>9 JUIN</h3> <p>C’est avec un grand sourire aux lèvres qu’Arnaud Murgia et son copain Dominique Dufour, préfet des Hautes-Alpes, s’affichent à l’inauguration de l’Écrin 82-4000. Un centre de vacances à destination des personnes en situation de pauvreté... Il y a de quoi se demander ce qui les rend si heureux. Est-ce l’assurance que seules des personnes avec les bons papiers seront hébergées ici ? Ou peut-être rigolent-ils de s’afficher « solidaires » en sachant ce que Dominique allait annoncer le 13 juin ?...</p> <h3>13 JUIN</h3> <p>Si vertement rabroué par le shérif Murgia et par les légalistes bien-pensant·es du Refuge, l’État promptement intervient. À partirdu 24 mai, deux drones bourdonnent au-dessus de Montgenèvre. Et, pour le 1er juillet, on attend 150 policier·ères et gendarmes, en renfort pour « lutter contre l’immigration illégale entre l’Italie et la France ». C’est la Border Force, annoncée aujourd’hui par Dominique Dufour, préfet des Hautes-Alpes. Ça s’arrêtera quand ?</p> <h3>15 JUIN</h3> <p>Après l’insupportable nuit du 12 octobre 2021 où un train a percuté 4 personnes algériennes à Ciboure, tout près de la frontière franco-espagnole, on ne désespère pas de condamner l’État en justice. Une plainte a été déposée au tribunal judiciaire de Bayonne par l’unique survivant, les familles des victimes décédées et 3 associations nationales de défense des droits des personnes exilées. Les plaignant.e.s attendent notamment de cette information judiciaire qu’elle détermine le rôle causal des décisions prises pour la mise en œuvre de la politique de contrôle des frontières dans la survenance de ce drame.</p> <h3>17-18 JUIN</h3> <p>Les Soulèvements de la Terre appellent à manifester en Maurienne contre le projet de tunnel Turin-Lyon. La préfecture de Savoie interdit l’événement, mais plusieurs milliers de personnes se réunissent quand même. Attendues par deux-mille flics. Elle n’aura pas lieu, cette marche internationale qui devait ressembler à un torrent alpin.</p> <h3>27 JUIN</h3> <p>Nahel Merzouk est abattu par un flic à Nanterre pendant un contrôle d’identité. Plusieurs nuits d’émeute enflamment le pays. S’ensuivent 1500 interpellations, 448 incarcérations, un nombre imprécis de jeunes hommes tués et éborgnés par la police. Pendant ce temps, le racisme systémique, l’impunité des flics et l’insouciance des blancs perdurent (voire fleurissent).</p> <h3>4-6 AOÛT</h3> <p>Camping itinérant Passamontagna entre Claviere (Italie) et Briançon. La manifestation est organisée quasiment toutes les années depuis 2018. Mais cette année un déploiement inédit de flics réussira à empêcher le cortège de passer la frontière.</p> <h3>7 AOÛT</h3> <p>... et c’est au lendemain de cette manif’ avortée, au petit matin, qu’un homme est retrouvé mort sur un chemin de montagne entre la frontière et Briançon. Il s’appelait Moussa, était guinéen et n’avait pas les foutus BONS papiers.</p> <h3>30 AOÛT</h3> <p>La Belgique annonce qu’elle n’offrira plus d ’ h é b er g em en t aux hommes seuls demandant l’asile. C’était pourtant une obligation légale.</p> <h3>30 AOÛT</h3> <p>Après un mois d’août éreintant et des arrivées record dans les dernières nuits, les Terrasses Solidaires de Briançon ferment leurs portes. Pourtant la veille, au cours d’une grande réunion de crise, la proposition avait été avancée d’une belle collaboration entre le nouveau squat (le Pado), le Refuge et le diocèse (qui mettait à disposition une salle et un bout de terrain). Mais les propriétaires du Refuge n’ont rien voulu entendre. 300 personnes sont mises à la rue. Le bâtiment est fermé à l’aide de vigiles à chien et à sale tronche. Aucune date de réouverture est annoncée.</p> <h3>12 SEPTEMBRE</h3> <p>6000 personnes débarquent à Lampedusa en une seule journée. C’est un record.</p> <h3>19 SEPTEMBRE</h3> <p>La préfecture convoque 28 personnes d’un coup en leur faisant miroiter la régularisation. La plupart d’entre elles sont sur le territoire depuis plus de 5 ans, travaillent, ont des enfants scolarisés... Au guichet, la majorité d’entre elles se font confisquer leur passeport. Elles ressortent avec une obligation de quitter le territoire et 48h pour la contester.</p> <h3>25 SEPTEMBRE</h3> <p>Le propriétaire a fait couper l’eau et l’électricité au squat du Pado, dernier toit offert aux exilées à Briançon après la fermeture des Terrasses et de la paroisse Sainte-Catherine. Arnaud fait le tour des médias pour jouer les effarouchés. La police se met à contrôler les personnes qui ressemblent à des exilé·es en pleine rue à Briançon et à la gare. Les potes qui se font arrêter recoivent une OQTF, se font envoyer en centres de rétention administrative (CRA) ou sont reconduits en Italie. Coup dur pour le mythe du montagnard solidaire.</p>Cartographie2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/cartographie.html<p><img alt="Cartographie" src="../images/01/carte1.jpg"></p>Edito2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/edito_01.html<h4>Ravages n°01, automne 2023</h4> <p>Tu tiens dans tes mains le premier numéro d’une revue qui a failli s’appeler autrement. On avait pensé à Roue Libre, La Brèche, Le Pas-Sage, et même Le Blaireau Explosif. Finalement la revue s’appelle Ravages, avec un « s », parce qu’on est …</p><h4>Ravages n°01, automne 2023</h4> <p>Tu tiens dans tes mains le premier numéro d’une revue qui a failli s’appeler autrement. On avait pensé à Roue Libre, La Brèche, Le Pas-Sage, et même Le Blaireau Explosif. Finalement la revue s’appelle Ravages, avec un « s », parce qu’on est plusieurs à écrire là-dedans et surtout parce que des ravages y en a plein. Dans l’dico y’a écrit qu’un ravage est un dégât matériel causé de façon violente par l’action des gens ou de la nature. C’est aussi « l’effet désastreux de quelque chose sur quelqu’un », comme quand on parle des ravages de la guerre, ou de ceux du salariat.</p> <p>Loin de s’imaginer comme des cataclysmes de chair et d’os qui répandraient la colère à l’aide de petites revues, l’idée est plutôt de témoigner des ravages de notre époque à partir d’un point d’observation précis, celui de la frontière franco-italienne à Briançon. On s’est dit que ça manquait un peu, dans le paysage militant du coin. Alors on a commencé à écrire. Certains de nos articles sont écrits à quatre, six, huit, parfois dix mains ! Et c’était pas toujours facile. Entre nous les critiques étaient vives, et certaines oreilles sourdes au moindre reproche<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>.</p> <p>Pour le moment c’est tout !</p> <p>Bonne lecture,</p> <p>Textes : FleurBleu, KroustiKebs, Mody-Bic, Biche, Plume, Verveine Citronnée, Libé-nul, Daiyon.</p> <p>Illustrations : Le dindon de la furss, Nao, vrrhngt, Plume, François, Léon.</p> <p><img alt="Couverture du premier numéro de Ravages : aquarelle d'un paysage de montagnes" src="../images/01/couverture.jpg"></p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>C’est pour rire...&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>Edito2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/edito_02.html<h3>L'inexorable montée du fascisme des années '20 (du XXIe siècle)</h3> <h4>Ravages n°02, été 2024</h4> <blockquote> <p>« Quand il s'approchait de la frontière et qu'il a vu les tricornes de la Guardia Civil, mon père a découvert, parce que la réalité se construit avec des symboles, qu'il n'avait pas trouvé la liberté …</p></blockquote><h3>L'inexorable montée du fascisme des années '20 (du XXIe siècle)</h3> <h4>Ravages n°02, été 2024</h4> <blockquote> <p>« Quand il s'approchait de la frontière et qu'il a vu les tricornes de la Guardia Civil, mon père a découvert, parce que la réalité se construit avec des symboles, qu'il n'avait pas trouvé la liberté, loin de là, mais que pendant quelques semaines il s'était échappé de l'immense prison qu'était l'Espagne franquiste ».</p> </blockquote> <p>Cette citation, tiré d'un chouette bouquin* de Paco Ignacio Taibo II, parle de l'année 1957, pendant laquelle le père de l'auteur avait suivi le Tour de France en tant que journaliste. Il s'apprêtait, au moment évoqué ici, à rentrer dans son pays, où la dictature sévissait depuis presque vingt ans. En lisant cette phrases, nous avons eu un drôle de frisson, et l'impression que, depuis quelques temps, il nous arrive quelque chose de comparable, à nous, les habitant.es du Briançonnais, quand on revient à nos belles montagnes tout près de la frontière, après un petit tour ailleurs.</p> <p>C'était rien qu'un picotement au début. La sensation s'éveillait à partir de détails presque anodins, par exemple quand, en feuilletant le programme de cinéma d'une autre ville, on découvrait des films qui parlaient de la frontière et qui n'allaient pas être projetés dans les salles de chez nous, sans aucune explication ni officieuse ni officielle (voir les Brèves). Ou encore quand, après avoir été en visite chez des ami.es en d'autres villes de France, on s'est rendu compte qu'on commençait à oublier à quel point c'est agréable de passer la porte d'un café associatif, parce qu'à Briançon il n'y en a plus depuis longtemps, depuis entre autres que la mairie a pris pour habitude de préempter les locaux en vente, dès qu'elle soupçonne les gauchistes du coin de vouloir en faire un fief de fauteurs de trouble.</p> <p>La chose s'est faite un peu moins frivole quand on a réalisé que, dans notre grande et lumineuse médiathèque, les bibliothécaires ne se sentent pas tout à fait libres de commander et de proposer les ouvrages qu'iels souhaitent, par crainte des représailles d'un minable de maire qui se prend pour le shérif de Nottingham (ou pour un hiérarque fasciste). Mais la gorge a commencé à sèchement se serrer quand on a appris que, dans le lycée de Briançon, le proviseur avait été sommé par la sous-préfecture d'annuler une rencontre autour du thème de l'immigration, qui pourtant avait été demandée par les élèves (voir les Brèves). Et on a vraiment du mal à respirer, ces derniers temps, à la vue de toutes ces voitures de la police nationale qui rôdent dans la ville, parce qu'on commence à avoir vraiment trop d'ami.es qui se sont faites arrêter, insulter, maltraiter, parfois diriger vers un CRA, sans autres raisons que la couleur de leur peau, ou le fait d'avoir réagi à la violence insensée d'une interpellation (voir les Brèves). Nous constatons, dans notre petite ville de frontière, que la situation empire sans cesse depuis l'élection en 2020 d'un maire de droite dont le plus grand rêve est d'être invité chez Cyril Hanouna (pardonnez-nous la vulgarité de ces propos). Mais tout s'accélère dans le mauvais sens depuis l'extrémisation droitière du deuxième mandat macronien. Et cette descente aux enfers risque de s'étendre à tout le pays, avec la montée en puissance des partis fascistes aux élections européennes et aux législatives anticipées de 2024. Sans oublier une Union Européenne qui repousse les limites du droit, pour consolider des frontières meurtrières et des pratiques juridiques excluantes.</p> <p>C'est un peu de cela que nous parlons, dans les pages qui suivent. Une chute drôle serait bien la bienvenue là, une lueur même évanescente d'optimisme. Mais non.</p> <p><em>Merci aux contributeur·rices de ce 2ème numéro : Mody Bic, Vrrhngt, Plume, Biche, Ptitpois, FleurBleue, Le race salta fosso, sussurrimi, gravier, Legrosmulot, Dayion.</em></p> <p><img alt="Couverture du 2ème numéro de Ravages : un poisson géant arrive la bouche ouverte en-dessous d'un personnage qui nage" src="../images/02/Couv.jpg"></p>La jauge du Refuge solidaire : l'accueil inconditionnel conditionné2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/la-jauge-du-refuge-solidaire-laccueil-inconditionnel-conditionne.html<p>Avez-vous déjà essayé d’écrire à plusieurs sur un sujet qui fâche? Nous à Ravages on ne fait quasiment que ça et les résultats sont toujours, pour le moins, excitants ! Voici l’exemple d’un article qui exprime pas mal de choses qui nous tiennent grave à cœur : par exemple …</p><p>Avez-vous déjà essayé d’écrire à plusieurs sur un sujet qui fâche? Nous à Ravages on ne fait quasiment que ça et les résultats sont toujours, pour le moins, excitants ! Voici l’exemple d’un article qui exprime pas mal de choses qui nous tiennent grave à cœur : par exemple le fait qu’un accueil qui se dit inconditionnel et une jauge à ne pas dépasser ne vont pas facilement de pair, qu’un bâtiment ne peut se dire plein tant qu’il est vide à 60%, que les normes n’ont pas été inventées pour le bien de l’humanité, spécialement quand elles obligent de gens à dormir dans un couloir pourri plutôt que dans une chambre de merde. Et que les discours de l’autorité, de la propriété, de l’urgence et de la peur ont plutôt mauvaise presse dans nos pages.</p> <p>Avant on pouvait toujours pousser les murs. Quand les chambres étaient pleines on se serrait encore plus. On dormait dehors, on tapissait la cuisine de matelas en se demandant comment on allait faire pour que tout le monde dorme dans un local si petit. Avant c’était «le squat», mettez l’intonation que vous voudrez dans ces mots. Le Refuge<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup> du 37 rue Pasteur avait ses règles, celles d’un lieu plus ou moins autogéré, tout autant contournées, détournées, enjambées par les bénévoles et les personnes accueillies s’il le fallait, en fonction des circonstances. Parce qu’il y avait des règles, mais pas de propriétaire pour les faire respecter, on n’en gardait que le meilleur : des indications de bon sens à respecter quand c’est possible, à oublier le reste du temps. Et ça a duré des années, et on en a vu passer du monde ! Ne nous demandez pas les chiffres, on n’aime pas ça, mais on peut vous dire qu’on s’est retrouvé à cent et même plus, dans ce petit lieu chaotique et passablement insalubre. On pourrait nous suspecter d’agiter le fameux «c’était mieux avant» , mais on dit juste que les règles étaient moins étouffantes peut être au détriment du confort matériel du lieu. Et puis en août 2021, après un virage à droite de la mairie et des luttes intestines qu’on vous épargne ici, le Refuge a fermé ses portes, et c’est là-haut, à côté de l’hôpital, qu’il les a rouvertes, dans les locaux des Terrasses Solidaires.</p> <p>Le nouveau Refuge est plus grand, et plus cher aussi. Derrière l’achat et la rénovation du 34 route de Grenoble – qui a coûté plus ou moins un million d’euros avant même d’ouvrir ses portes – il y a Olivier Legrain du fond Riace France et ancien du groupe Lafarge, et Jean-François Rambicur de la fondation Arceal-Caritas France, administrateur du groupe Roquette, petit géant de l’agro-industrie française et méga-pollueur. Alors voilà, des personnes très sérieuses ont donné beaucoup d’argent, et il s’agirait de ne pas en faire n’importe quoi. Le nouveau Refuge se pare de nouvelles règles. Il y a des normes de sécurité, d’hygiène, des façons régulières et irrégulières de se rendre au sous-sol, dans la cuisine, dans la réserve de vêtements, et celle de nourriture. Il y a des clés, des codes qui ferment des portes, des protocoles d’accueil, d’entrée, de sortie et de soin. Il y a aussi trois étages supplémentaires, dont deux avec des chambres, des toilettes et des douches, que les propriétaires ont décidé de ne pas destiner à l’accueil, et qui restent donc vides et inutilisés, parce que pas aux normes, alors qu’il suffirait de faire tomber une porte pour y accéder. Et puis il y a un.e « russe » dont tout le monde parle, Responsable Unique de Sécurité, de son vrai nom, qui ne dort pas la nuit à l’idée que la moindre infraction à l’une de ses règles ne finisse par lui coûter la prison. Et parmi ces règles, il y a la jauge : 64 personnes, à ne pas dépasser.</p> <p>Le but de cet article n’est pas de dire : refusons l’argent des patrons-philanthropes et organisons-nous pour l’accueil digne et autogéré des personnes exilées – même si on dit ça un peu quand même – mais de comprendre un peu mieux comment les protocoles qui régulent l’hospitalité affectent l’accueil et le traitement des personnes exilées au Refuge. Et de dénoncer, au passage, certains abus vraiment intolérables.</p> <h3>Arrêtez d’arriver</h3> <p>« Non mais tu comprends pas, si personne ne part, personne ne peut arriver non plus ! Et puis y’a des questions de sécurité aussi : si le bâtiment crame on fait quoi ? Si on dépasse la jauge l’assurance ne paye pas, et puis même, au-delà des normes, tu te verrais dormir dans le réfectoire, toi ? Y’a du bruit tout le temps, c’est pas tenable, mieux vaut les faire partir, on sait pas où, mieux vaut éviter le pire ! Et puis le Russe il a des cernes on dirait un dindon. »<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup> Il est plutôt brouillon l’épouvantail qu’on agite au Refuge pour pousser les personnes exilées vers la sortie : on y trouve des enjeux d’argent et de sûreté tout entremêlés de soucis du bien-être et de la dignité d’autrui<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup>. Il nous arrive aussi parfois d’entendre la théorie de l’appel d’air, dans sa version pour les nul.les, selon laquelle si on rajoute trois lits de camp dans le couloir, il y aurait immédiatement et immanquablement trois personnes pour quitter le Bangladesh en direction de Briançon.</p> <p>De toutes ces règles à respecter et faire respecter ressort une impression de crise permanente. C’est-à-dire qu’à partir du moment où les yeux – du conseil d’administration, des salarié.es et des bénévoles – sont rivés sur la jauge-qu’il-ne-faut-pas-dépasser, les personnes qui restent et celles qui arrivent – toutes celles qui menacent malgré elles de faire péter la jauge – deviennent perçues et traitées comme des problèmes à gérer. Les personnes exilées qui arrivent au Refuge sont donc accueillies, certes, mais accueillies comme de potentielles futures menaces, des réfractaires au départ, les empêcheurs et empêcheuses du bon fonctionnement du Refuge en général et de l’accueil (qui porte mal son nom) en particulier. Ce triste arrangement de conscience n’a pas l’air de troubler plus que ça les membres du conseil d’administration. A nos critiques, ces gens-là répondent généralement avec agacement qu’il n’y a pas d’autres solutions et que nous ne servons donc à rien, avec notre empathie et notre idéalisme que l’urgence perpétuelle ne parvient pas à anesthésier. Parce que LA solution, tenez-vous bien, nous l’avons très claire en tête, elle est simple comme deux et deux font quatre, irréfutable – mais on ne la révélera qu’à la fin de cet article.<sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup></p> <h3>La tyrannie du présent</h3> <p>Les discours de crise ont tant été utilisés comme moteurs d’indignation que l’espace public est devenu largement saturé d’urgences qui finalement peuvent attendre, et de chocs qui ne choquent plus. En d’autres termes, les discours de crise sont contre-révolutionnaires en tant qu’ils permettent de stabiliser une condition existante plutôt que de minimiser des formes de violences quotidiennes. La crise reproduit des institutions, des pratiques et des réalités plus qu’elle n’interroge la manière dont ces crises sont advenues, ou comment on pourrait en sortir<sup id="fnref:5"><a class="footnote-ref" href="#fn:5">5</a></sup>. Les personnes qui, au refuge comme ailleurs, nourrissent un sentiment d’urgence permanente se font les complices, volontaires ou non, d’un discours qui, tant qu’il nous fait tourner en rond, nous empêche de nous demander pourquoi, au fait, est-ce qu’on tourne en rond. Etat d’urgence et dérive gestionnaire sont les écueils contre lesquels s’écrase toute possibilité de réflexion autour de sujets pourtant centraux : la responsabilité du néocolonialisme dans les grands mouvements migratoires ; le rôle du capitalisme dans les dérèglements climatiques à l’origine de ces mêmes phénomènes ; la possibilité d’un accueil digne dans une société qui refuse de remettre en question la propriété privée, la croissance économique, le plein emploi et le salariat. Tant de choses, une fois réintégrées dans le débat, pourraient servir de garde-fou (voire d’antidote) contre le paternalisme et la maltraitance de salarié.es constamment au bord du burn-out.</p> <p>Au Refuge, la crise ça veut dire pas le temps de m’intéresser à ton passé, toi que j’accueille, et pas le temps non plus de me pencher sur ton futur. Il n’y a qu’ici et maintenant que tu existes, et tu ressembles plus à un colis encombrant qu’à une personne comme moi et mes potes. Le présentisme c’est un peu la maltraitance ordinaire : peu importe d’où tu viens et où tu vas, comme c’est l’urgence ici, tant que tu y es tu seras un parmi d’autres, à nos yeux d’accueillant.es. Pas le temps d’écouter tes problèmes, et si par hasard tu deviens connu.e de moi c’est que t’auras merdé quelque part, tu te seras fait remarquer et probablement pas pour les bonnes raisons, t’auras eu le culot de faire des vagues alors que franchement, t’as pas vu comme c’est compliqué déjà la vie ici, t’étais vraiment obligé de rajouter des problèmes, sérieux ?<sup id="fnref:6"><a class="footnote-ref" href="#fn:6">6</a></sup>. Parler de crise au Refuge c’est, souvent, éviter de remettre en question des pratiques d’accueil qui traitent les personnes accueillies comme des indésirables et forcent leur départ vers des futurs précaires.</p> <h3>Indésirables</h3> <p>Mais qui part quand la jauge est pleine ? Qui est-ce qu’on met à la porte en premier et à qui est-ce qu’on accorde un peu de répit ? Ces questions quotidiennes – étendre ou non la durée de l’accueil, enfreindre ou pas le protocole qui stipule que chaque personne accueillie ne peut rester que trois jours et trois nuits – révèlent souvent une hiérarchie qui classe les personnes exilées en fonction de leur vulnérabilité (perçue). Les familles avec enfants, les femmes seules et les femmes enceintes sont souvent désignées comme plus vulnérables que les hommes seuls, et donc plus à même de pouvoir rester. Mais ces catégories sont héritées de logiques gouvernementales. Ce sont celles qui déterminent l’accueil au 115 ou dans les Centres d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA). Les semeur.euses de trouble, les accros au Lyrica, celles et ceux qui s’attardent un peu trop, qui commencent à se sentir comme chez elleux, et sortent de l’anonymat qui leur était assigné, en revanche, sont les premier.es à subir des pressions au départ. Grâce à cette belle contorsion logique, celles et ceux qui n’ont vraiment nulle part où aller, sont celles et ceux qu’on fout dehors avec le moins de scrupules. C’est-à-dire qu’une personne accueillie a plus de chance de devoir partir si elle va à l’encontre des normes de vulnérabilité qu’on lui assigne que si elle incarne une certaine image de la migration, selon laquelle un.e migrant.e se doit d’être isolé.e, vulnérable et obéissante pour mériter l’accueil.</p> <p>Et qui est-ce qui décide de qui peut rester, et qui doit partir ? Un œil sur la jauge-à-ne-surtout-pas-dépasser, l’autre sur le prix des billets de train pour Paris, les salarié.es de l’accueil concentrent de fait le pouvoir de laisser rester et faire partir. La décision de renvoyer quelqu’un.e du refuge n’est ni collective ni vraiment protocolaire, mais bien arbitraire, puisqu’elle repose souvent sur les impressions, humeurs et inimitiés personnelles que les salarié.es de l’accueil nourrissent envers les personnes accueillies. Si l’on ajoute à ça l’urgence dont on parlait plus tôt, on se retrouve assez vite dans une panade bien grisâtre dans laquelle une poignée de gens contrôle et confisque la mobilité – toi tu restes, toi tu pars – d’une majorité d’exilé.es. Ce contexte est propice à des débordements de plus en plus fréquents, où l’attitude contrôlante est si brutale qu’elle semble inspirée par un vrai sadisme, ou par une sorte de délire de puissance que la fatigue et le stress ne suffisent pas à justifier.</p> <p>Voici quelques extraits de dialogues qu’on a pu entendre dans le bureau de l’accueil du Refuge : « T’es bien content de dormir et manger gratuitement ici, hein? Mais ça peut pas durer ! Tu as trois jours pour acheter un billet et partir! » « [en pleurant:] Mais je n’ai pas d’argent et je ne sais pas où aller ! » « Et ben tu vas te le faire prêter, l’argent, ou alors tu partiras en stop ! »</p> <p>Ou encore, à une personne en manque de Lyrica: « Tu veux ta dose ? Il faut que tu achètes un billet pour Grenoble et je vais te la donner, ta dose ! »<sup id="fnref:7"><a class="footnote-ref" href="#fn:7">7</a></sup></p> <h3>Faut conclure</h3> <p>Accueillir c’est aussi contrôler. C’est se rendre responsable de quand part qui et parfois où, sans trop savoir pourquoi. En ce sens, la contrainte ne prend pas toujours la forme d’une interdiction. Au Refuge bien souvent la contrainte oriente, elle rassure, elle encourage, elle donne à des futurs flous des contours nets pour les faire advenir vite, très vite, parce qu’il faut faire de la place. La contrainte se fait douce<sup id="fnref:8"><a class="footnote-ref" href="#fn:8">8</a></sup>, quand elle n’est pas ouvertement horrible.</p> <h3>La solution (puisqu’on l’a promise)</h3> <p>La solution que nous proposons a l’avantage de s’adapter à presque tous les picotements de conscience (réels ou factices) des personnes qui détiennent un pouvoir sur les autres. Elle consiste à simplement arrêter de l’exercer, ce pouvoir, à regarder un peu ce qui se passe, et à prendre des notes si possible. La jauge va exploser de mai à la mi-octobre<sup id="fnref:9"><a class="footnote-ref" href="#fn:9">9</a></sup>, comme l’année passée, et celle d’avant encore, ce qui pourrait provoquer autre chose que la fin du monde. Les portes des trois étages vides pourraient finir par s’ouvrir, par exemple. Celleux parmi les propriétaires et les membres du CA qui voudraient les refermer seraient obligé.es de s’exposer publiquement, elleux et les limites si mesquines de leur charité. Un tel geste pourrait même faire gagner un peu de sympathie à l’institution épuisée qu’est le CA du Refuge, dont la politique demeure incertaine, parfois suspecte, et toujours décevante, voire un peu collabo, comme quand ses membres s’époumonent dans les oreilles du préfet, des député.es et des ministres, qu’enfin y’en a marre, il faut agir, y’a trop de migrant.es par chez nous. Il pourrait arriver plein de choses, sérieux. Le « russe » pourrait même retrouver le sommeil, ou un.e bonne avocat.e.</p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>Le Refuge Solidaire est un lieu d’accueil temporaire des personnes exilées traversant la frontière franco-italienne.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:2"> <p>Soupe d’arguments régulièrement servie à quiconque questionne la jauge – le plus souvent des bénévoles un peu inquièt.es de mettre des gens à la porte ou des éxilé.es peu désireux.es de se retrouver à la rue.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:3"> <p>Entendez : c’est pour le bien des personnes exilées qu’on les met dehors, et puis de toute façon on n’a pas le choix, le refuge ne peut quand même pas accueillir toute la misère du monde (sans le soutien de l’Etat qui, lui-même l’a déjà dit, ne peut pas non plus accueillir toute la misère du monde). Voilà on laisse ce tacle en bas de page pour éviter de trop froisser celleux qui ne s’identifieraient pas à la colère qui infuse ce petit article (pour l’instant).&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:4"> <p>Suspense de ouf.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:4" title="Jump back to footnote 4 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:5"> <p>C’est pas nous qui le disons c’est Joseph Masco, un très chouette anthropologue qui travaille sur l’instrumentalisation politique des fins du monde aux Etats-Unis, dans un article (en anglais sorry) qui s’appelle The Crisis in Crisis.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:5" title="Jump back to footnote 5 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:6"> <p>C’est une autre soupe, elle aussi indigeste, qu’on sert parfois au refuge quand la première n’a pas suffi.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:6" title="Jump back to footnote 6 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:7"> <p>Au moment où cet article était déjà écrit en large partie, nous avons appris une nouvelle déconcertante: une personne salariée du Refuge venait d’être mise à pied et soumise à enquête parce que accusée d’abus de pouvoir sur fond sexuel envers les exilé.es, notamment dans l’application des mesures mise en place pour respecter la f***ue jauge. Cette histoire touche trop de près le sujet de notre article pour que nous ne la mentionnions pas, mais, d’un autre point de vue, elle est beaucoup trop complexe, délicate et troublante, pour qu’on l’aborde de manière précipitée. Nous considérons par ailleurs qu’elle n’enlève rien aux opinions que nous exprimons ici. Au contraire, elle corrobore notre indignation. Et, pour le reste, l’évènement donne une couleur particulièrement sinistre au ton de certains de nos propos, que nous ne considérions pas, au moment de l’écriture, à ce point allusifs.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:7" title="Jump back to footnote 7 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:8"> <p>Puisqu’il faut rendre à César ce qui appartient à César, l’idée d’une contrainte positive – d’un pouvoir qui dit oui, vas-y ! plutôt que beh non tu peux pas faire ça en fait – a été pensée et théorisée en grande partie par Michel (Foucault).&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:8" title="Jump back to footnote 8 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:9"> <p>Et ben non ! Le Refuge a décidé le 30 août de fermer ses portes et que plus personne ne rentre. Au moment où nous envoyons RAVAGES à l’imprimerie, il n’y a plus de lieu d’accueil inconditionnel à Briançon, à part un squat sans eau (le Pado) et sous menace d’expulsion imminente. Ça nous fait tout drôle, à RAVAGES, cette sensation d’avoir été, pour une fois, presque TROP OPTIMISTES ?!&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:9" title="Jump back to footnote 9 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>Lexique : frontière2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/lexique-frontiere.html<p>Ce qui suit est une (pas si) courte définition du mot « frontière ». On y trouve des éléments juridiques, historiques, anthropologiques même ! pour essayer de démêler ce qu’une frontière est de ce qu’elle n’est pas. On s’appuie surtout sur la frontière franco-italienne (qu’on appellera parfois FFI …</p><p>Ce qui suit est une (pas si) courte définition du mot « frontière ». On y trouve des éléments juridiques, historiques, anthropologiques même ! pour essayer de démêler ce qu’une frontière est de ce qu’elle n’est pas. On s’appuie surtout sur la frontière franco-italienne (qu’on appellera parfois FFI pour aller plus vite), parce que c’est celle qu’on habite, qu’on connaît un peu mieux que les autres, et depuis laquelle on écrit la plupart de cette revue. Pour celles et ceux qui, pris d’un grand coup de flemme, ne souhaiteraient pas lire la suite, ce qu’on y dit est plutôt simple : la frontière est une construction juridique historiquement récente, difficilement séparable des idées d’Etat et de territoire, et dont la forme, le tracé et les modalités changent constamment. Le fait que les frontières nationales correspondent parfois à des frontières dites naturelles n’a rien d’évident : c’est le fruit d’un processus politique qui, depuis plusieurs siècles, inscrit l’Etat et ses limites dans une « nature » qui les précède et légitime leur existence.</p> <p>Le rétablissement des contrôles d’identité et le renforcement des effectifs policiers le long de la frontière franco-italienne ont fait de « la frontière » un objet ordinaire dans le Briançonnais. Pour les mi-litant.es du coin, « la frontière » est une réalité quotidienne : on l’arpente, on la dénonce, on essaye, le plus possible, de la rendre inutile, mais jamais – ou presque – on ne remet en question son existence. La frontière fait partie du décor. Et si elle apparait sur nos cartes de randonnée comme une ligne nette et bien tracée, peu de choses indiquent, dans nos paysages frontaliers, qu’ici se trouve la limite d’un territoire. A la différence des murs de barbelés érigés en Grèce, en Espagne ou en Hongrie, la frontière franco-italienne reste relativement intangible. Et pourtant, « la frontière » structure mouvements, pensées et luttes avec autant d’évidence que si c’était un mur. C’est pour détricoter un peu de ce sens commun que nous analysons ici le mot « frontière », les ambitions territoriales qu’il reflète et les réalités sociales qu’il impose.</p> <h3>Fiction juridique</h3> <p>La frontière est avant tout une invention juridique, qui délimite dans l’espace là où s’applique le droit national, et là où il ne s’applique pas. Elle est légitimée chaque fois que des accords bilatéraux ou internationaux viennent réguler les relations entre les Etats, et donc leur existence. Entre l’Italie et la France, c’est l’accord de Chambéry qui régule les relations frontalières et facilite, entre autres, le refoulement des personnes exilées quand elles se font arrêter. Mais comme elle n’est ni immuable, ni nécessaire, la frontière en tant que construction juridique change assez régulièrement.</p> <p>A la fin des années 1980, la construction de l’espace Schengen a « ouvert » la frontière entre la France et l’Italie en mettant fin aux contrôles d’identité lorsqu’une personne passait d’un territoire à un autre. Une exception à cette règle persiste depuis en droit pénal : au sein d’une zone frontalière de 20km à partir de la ligne officielle, une personne peut toujours faire face à un contrôle d’identité, si elle est recherchée ou si elle commet une infraction. En 2015 cette frontière s’est partiellement refermée. L’Etat a établi une liste de 285 points stratégiques, appelés points de passages autorisés (PPA), autour desquels les contrôles d’identité ont été légalisés, sans que personne ne soit ni recherché ni pris en flagrant délit de quoi que ce soit. Officiellement ce rétablissement des contrôles aux frontières ne pouvait durer que 6 mois, et n’être renouvelé que pour une durée totale de deux ans. Pourtant, cela fait maintenant 8 ans que la police contrôle, expulse et enferme le long de la frontière sans aucune base légale.</p> <p>Quant à celles et ceux qui ont le malheur d’arriver tout droit de plus loin – d’un pays extérieur à la zone Schengen – l’Etat a là encore une solution. Depuis 1992, des zones appelées « zones d’attente » – il y en a presque 100 en France – permettent aux autorités de contrôler l’identité des gens et de les immobiliser, jusqu’à 26 jours, dans les ports, les aéroports et les gares internationales. En 2003, ces zones ont été étendues des points de débarquement à leurs environs, ce qui implique, en clair, que toutes les côtes françaises sont désormais des lieux où les immobilisations arbitraires sont possibles, et légales.</p> <p>Fiction juridique, la frontière n’en est pas moins réelle pour celles et ceux qui la traversent chaque jour sans la bonne couleur de peau, ou à défaut les bons papiers. Et si elle reste une construction historique relativement récente, c’est dans le registre de l’universel que la frontière puise sa légitimité, jusqu’à devenir une évidence territoriale, une sorte de sens commun dans la manière dont nous envisageons l’espace. Pourtant, et c’est ce qui nous intéresse dans la partie suivante, les frontières n’ont rien de naturel, et leur adéquation avec certains traits de paysage – comme les rivières ou les montagnes – est elle aussi une fabrication nationale.</p> <p><img alt="sommets" src="../images/01/Sommets.jpg"></p> <h3>Frontières synthétiques</h3> <p>Au XVIIe siècle le mot « frontière désignait une ligne de front, celle qui se tenait face à l’ennemi, peu importe que celui-ci se trouve au milieu ou en périphérie d’un territoire donné. La « frontière » délimitait une zone de défense. C’est au siècle suivant que frontières militaires et frontières nationales ont commencé à coïncider, dans les écrits officiels comme dans ceux des Lumières, qui s’évertuaient alors à ancrer la nation dans un territoire propre. Bien souvent c’est dans le paysage que les philosophes allaient piocher pour donner à la nation ses limites. Pour Rousseau ou Montesquieu, la nature avait établi sur Terre les frontières idéales de la France et des autres Etats : le Rhin, les Pyrénées et les Alpes fournissaient à la jeune nation française des limites toutes trouvées. C’est la Révolution, autrement dit, qui nationalisa l’idée d’une frontière dite naturelle, et naturalisa celle des frontières nationales.</p> <p>Dans son histoire du Rhin, Lucien Febvre retrace les enjeux nationalistes du fleuve qui marque la frontière entre l’Allemagne et la France. Alors que depuis le XVIe siècle le Rhin était considéré en Allemagne comme un fleuve sacré et sacrément national, l’historien démontre au contraire comment le fleuve fut, au cours de l’histoire, un lieu d’échanges économiques, culturels et linguistiques. Le fleuve, comme la frontière qu’il trace dans la géographie européenne, figure non pas comme un donné naturel mais comme un produit de l’histoire humaine, et l’outil naturel d’une politique nationaliste.</p> <p>Les montagnes, comme les fleuves, ont souvent fait l’objet d’une frontiérisation, c’est-à-dire de la projection de logiques étatiques sur des paysages dont rien n’indique, a priori, qu’ils appartiennent à tel ou tel pays ou qu’ils séparent des nations entre elles. Dans les Pyrénées, la construction des Etats français et espagnol est allée de pair avec l’invention de la montagne comme frontière naturelle. Le développement de la cartographie par les monarchies de l’époque à des fins commerciales et souveraines contribua à transformer montagnes et vallées en une ligne frontalière qui depuis Paris ou Madrid facilitaient peut-être l’organisation du pouvoir, mais dont le tracé sur place semblait bien arbitraire. Dans les Alpes, c’est la ligne de partage des eaux, le long des crètes, qui marque les limites entre la France, la Suisse et l’Italie.</p> <p>En France comme ailleurs, pourtant, les montagnes font souvent de piètres frontières. Difficilement contrôlables, elles offrent à celles et ceux qui apprennent à les connaitre des couloirs, chemins, passages et autres conduits pour creuser des trous dans le dispositif sécuritaire de celleux qui pensaient que d’un relief, on pouvait faire un mur. Les histoires de contrebande et de mobilités ne manquent pas pour illustrer les liens entre montagne et clandestinité. Il faudrait donc envisager la frontière comme un projet ou une aspiration étatique plutôt que comme une réalité géographique. Il y a un côté téléologique à la frontiérisation, c’est-à-dire que les frontières dessinées sur nos cartes correspondent moins à une réalité physique qu’à une ambition territoriale, à la fois incomplète et sans cesse contestée.</p> <h3>Frontières incarnées</h3> <p>Si les frontières nationales ont finalement peu d’ancrage dans la réalité matérielle – fluviale, géologique, environnementale – du monde, elles ont cependant des effets dévastateurs sur celles et ceux qui osent franchir ces lignes – souvent invisibles – sans y avoir été préalablement invité.es, soit par leur capital, soit par leur couleur de peau. C’est-à-dire que la frontière fait le tri, entre celleux qui la traversent sans même s’en apercevoir et celleux qui cherchent à éviter son contact, parce que la rencontrer c’est risquer de se faire suivre, poursuivre, et arrêter. Pour la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary, la frontière est devenue un outil de hiérarchisation des vies et des mobilités ; une condition d’exclusion du non-citoyen, dont la mobilité est toujours considérée comme a priori dangereuse.</p> <p>Il n’y a pas qu’en zone frontalière que la frontière opère ces distinctions. Comme le dit Grégoire Chamayou, on a, « au prétexte de faire respecter une frontière territoriale, créé sur le territoire une frontière légale entre ceux qui peuvent être protégés par le droit et ceux qui ne le peuvent plus ». En d’autres termes, les frontières continuent d’opérer des distinctions et des exclusions sociales bien après qu’elles ont été franchies par celles et ceux dont la mobilité est jugée indésirable. La frontière est portable. Ne pas avoir les bons papiers, c’est la transporter avec soi. Celles et ceux qui incarnent la frontière en portent le poids quotidiennement. Dans les bureaux de l’administration, la frontière prend la forme d’une attente : l’immigré.e est celui ou celle que l’on peut faire attendre, que l’on soumet aux temporalités de la bureaucratie, que l’on domine par le temps. La frontière perdure aussi dans les corps de celleux qui l’ont franchie en tant que traces, en tant que marques somatiques qui attestent de violences subies et que l’Etat ausculte comme autant de preuves de persécutions passées contre lesquelles mesurer la parole – sans cesse mise en doute – des demandeur.euses d’asile.</p> <p>Mais la frontière s’immisce aussi et surtout dans le quotidien de celles et ceux qui l’ont franchie en tant que déportation possible. Pour l’anthropologue Nicholas de Genova, c’est la possibilité de la déportation – ce qu’il nomme deportability – plus que la déportation elle-même – ce qu’il appelle deportation – qui nourrit l’exclusion des sans-papiers sur un territoire donné, et facilite leur exploitation par le capital. Peur, hypervigilance et résignation donnent à la frontière – dont l’existence matérielle semble maintenant secondaire – une dimension affective. C’est à grand renfort de surveillance, d’intimidation et de harcèlement que l’Etat cultive la précarité des sans-papiers et la condition de dé-portabilité qui les rend particulièrement vulnérables à des formes d’exploitation contre lesquelles l’Etat – le même – prétend par ailleurs lutter.</p> <p>La frontière est donc à la fois synthétique et incarnée. Autrement dit, elle n’est ni naturelle, ni immobile. Elle n’est devenue évidente, en tant que manière d’appréhender l’espace, qu’à grand renfort de cartographie étatique traçant autour de nations mouvantes des limites fixes. La frontière n’est pas neutre. Elle ne représente pas l’espace de manière objective. Au contraire c’est une construction, juridique et historique, qui, en divisant l’espace entérinait surtout l’idée que d’autres séparations, entre les gens cette fois, étaient à la fois nécessaires et naturelles.</p>L'intégration à coups de patates2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/lintegration-a-coups-de-patates.html<p>L’entretien qui suit est extrait d’une conversation que nous avons eue avec des jeunes mineurs non accompagnés (MNA) hébergés dans un foyer. Nous les avons rencontrés chez eux, un appartement qu’ils partagent avec des éducateur.ices et des veilleur.euses de nuit qui leur tiennent compagnie de …</p><p>L’entretien qui suit est extrait d’une conversation que nous avons eue avec des jeunes mineurs non accompagnés (MNA) hébergés dans un foyer. Nous les avons rencontrés chez eux, un appartement qu’ils partagent avec des éducateur.ices et des veilleur.euses de nuit qui leur tiennent compagnie de jour comme de nuit. Dans le salon où nous nous sommes rencontrés il y avait P., de Côte d’Ivoire, R., du Burkina Faso et M., qui vient du Pakistan. On a parlé de leur vie en Ile de France, de leurs relations entre eux et de celles qu’ils ont avec les éducateur.ices, depuis qu’ils ont emménagé au foyer il y a quelques mois. Dans l’entretien qui suit on parle surtout de nourriture : des repas préparés et partagés entre les quatre murs du foyer, de listes de courses qui se perdent, de sorties sous tutelle au supermarché du coin, d’interdictions, de contraintes, de l’obstination de certain.es éducateur.ices à préparer des plats français, parce que c’est important pour l’intégration des jeunes, iels disent.</p> <p>Car l’intégration est une affaire de patates. Et de crème fraîche, aussi. Dans les repas préparés et échangés au foyer le soin se mêle au contrôle, et le don à la menace. Parce que les jeunes du foyer ne sont pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) qu’en tant que mineurs (et parce qu’ils ont été reconnus comme tels, ce qui n’est pas le cas de toustes), ce ne sont ni des citoyens ni de simples « migrants », terme qui semble s’appliquer seulement aux adultes en situation d’exil. En d’autres termes, ils ne sont accueillis – institutionnellement – qu’en tant qu’enfants. Ce sont un peu des apprentis citoyens, des mineurs sur la sellette de la légalité qui doivent faire les preuves de leur désir d’intégration pour maintenir un statut régulier, une fois majeurs. Être à la fois enfant et étranger en France, c’est devoir se plier à des formes de soin baignées d’injonctions à être un « bon MNA », c’est-à-dire un MNA qui correspond aux normes de la blanchité : un MNA fort à l’école, sage à la maison, et respectueux des éducateur.ices qui l’entourent. Dans l’imaginaire collectif – qui reste un imaginaire nationaliste – l’étranger est un peu l’enfant du citoyen, et l’enfant l’étranger des adultes, faisant des MNA – enfants et étrangers – les cibles d’une double infantilisation, au nom de leur minorité et de leur étrangéité.</p> <p>Doublement enfants, les MNA du foyer sont souvent en partie privés de leur autonomie. Les éducateur.ices qui travaillent avec eux leur disent quoi faire de leur temps, de leur argent, ce qu’il faut manger et comment, en faisant abstraction de leurs désirs, envies et besoins. Tout cela sous couvert de bons sentiments qui étouffent, autant qu’ils maintiennent l’illusion baroque selon laquelle la citoyenneté serait une manière d’être et de se tenir, à table comme ailleurs.</p> <p><strong>P:</strong> Depuis qu’on est arrivé c’est les éducateurs qui font à manger pour nous. Quand le Ramadan a commencé, on voulait pas déranger les éducateurs pour nous faire la cuisine, parce que c’est un mois sacré pour nous, il faut qu’on mange bien pour bien passer le Ramadan. Les repas qu’ils nous faisaient, bon… on mangeait parce qu’il faut manger pour notre faim, même si ça passe pas, on boit de l’eau par dessus et ça passe. Quand le Ramadan a commencé c’est M. [un jeune accueilli par l’association] qui faisait la cuisine, et moi j’aidais beaucoup, on mangeait à quatre heures du matin, on faisait du riz, du couscous, du poulet, on a mangé beaucoup pendant le Ramadan.</p> <p><strong>R:</strong> Et les éducateurs ils faisaient quoi à manger?</p> <p><strong>P:</strong> Des repas français. Quand le Ramadan est fini, M. a décidé d’arrêter de faire la cuisine, moi aussi j’avais pris ma décision, mais souvent on est là à midi ou une heure et y’a personne pour faire la cuisine, donc on est obligé de faire des trucs à manger. On fait ce qu’on veut à manger. Ils font aussi ce qu’ils veulent, les éducateurs, il préparent ce qu’ils veulent, même si c’est pour nous. Souvent c’est Z. [une éducatrice] qui nous demande ce qu’on veut manger, ce qu’on a prévu de faire, moi je dis tout me va, j’ai aucun problème avec la nourriture, c’est elle qui faisait beaucoup. Mais L. [un éducateur] une fois il a fait un truc que moi j’ai pas aimé. Quelque chose avec des pommes de terre, je sais plus comment ça s’appelle [une tartiflette]. Après j’ai eu mal au ventre, j’ai mangé pour ne pas le décourager, parce que M. n’a pas aimé non plus, donc moi j’ai ajouté un peu de sel et j’ai mangé pour le motiver, mais après j’ai regretté, il fallait pas le manger son plat mais j’avais pas le choix.</p> <p><strong>R:</strong> Et tu lui as pas dit que tu voulais pas le manger?</p> <p><strong>P:</strong> Non, je lui ai même pas dit que c’est pas bon, que je n’aime pas, je lui ai même pas dit, parce que M. lui avait déjà dit qu’il aimait pas, il a gouté et il a arrêté de manger, donc j’ai mangé pour qu’il soit plus à l’aise, j’ai mangé avec beaucoup de sel et après j’ai eu mal au ventre, mais c’est passé. Depuis L. a fait d’autres plats. Même aujourd’hui il a fait une blanquette de veau, parce qu’on est allé regarder le match de foot et y’avait personne pour faire la cuisine, donc c’est lui qui nous a préparé la sauce. [Pendant que P. parle, X, un autre jeune accueilli, pose une cagette de provisions sur la table du salon.]</p> <p><img alt="assiette" src="../images/01/integration%202.jpg"></p> <p><strong>R:</strong> T’as ramené quoi sur la table ?</p> <p><strong>X:</strong> Ça, ça vient des Restos du Coeur. Depuis qu’on l’a pris aux Restos du Coeur personne ne l’a mangé. Ça, c’est pareil. Ça, c’est de la crème fraiche, tu peux la jeter. J’ai fait une liste mais personne n’a acheté ce que j’ai demandé. On peut parler des courses ? Concernant les courses, y’a quelques éducateurs qui font comme s’ils étaient chez eux. Par exemple, un jour on a fait une liste, et quand l’éducatrice est arrivée elle a laissé la liste qu’on avait écrit et elle a acheté ce qu’elle voulait, et maintenant il parait qu’il nous reste plus assez de budget, mais elle, elle a acheté ce qu’elle voulait, de la crème fraiche, du café, pourtant il y avait déjà du café, mais elle en a racheté au lieu d’acheter ce que nous on avait écrit. Elle a acheté ce qu’elle voulait, parce que c’est elle qui fait les courses ici. Y’a beaucoup de choses qu’ils achètent [les éducateurs], bon, si t’achètes et que tu fais la cuisine pour nous, si on t’a dit que c’est bon, alors on peut accepter, mais si on mange pas ce que tu cuisines, c’est pas acceptable.</p> <p><img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/01/integration%203.jpg"></p> <p><strong>R:</strong> Et vous allez jamais faire les courses vous-mêmes?</p> <p><strong>P:</strong> Bien sûr, avant on allait faire les courses une fois par semaine, mais depuis le mois du Ramadan on a arrêté. Seulement hier on est retourné faire des courses, on est parti tous les trois, on a fait une liste, et un éducateur nous a dit qu’on n’avait plus de budget et qu’on devait faire attention. Quand on est allé au supermarché on a compté. J’ai dit à l’éducateur qui était venu avec nous, trente-cinq euros pour finir le mois, on ne peut pas acheter tout ce qu’on veut, donc j’achète, et si le budget finit tu dis au chef que ce mois-ci on a dépassé le budget, pour qu’il puisse compter sur le mois prochain. Il a dit « non, je vais me faire engueuler par le chef ». Moi j’ai laissé le chariot sur place et je suis rentré à la maison. En rentrant il m’a crié dessus, il m’a dit que je m’étais mal comporté avec lui.</p> <p><img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/01/integration%204.jpg"></p> <p><strong>X:</strong> Ici on a 150€ par mois pour la nourriture, par personne [ils sont six], et à part Z. qui amène sa nourriture à la maison, les autres ils mangent ce qu’il y a dans le frigo. Si quelqu’un vient et ne cuisine pas, il ne devrait pas manger avec nous. Mais si la personne cuisine, elle peut manger avec nous, c’est donnant donnant. Est-ce que vous êtes ici pour cuisiner ou est-ce que vous êtes ici pour manger notre argent ? S’ils cuisinent ça peut aller. Quand L. a dit qu’on n’avait plus d’argent ça m’a étonné, parce qu’on n’est pas allé faire les courses depuis le Ramadan, c’est les éducateurs qui amènent à manger. On n’a pas pu acheter pour 900€ de nourriture en deux semaines, c’est pas possible.</p> <p><strong>R:</strong> Est-ce que vous allez aussi au Secours Populaire ou aux Restos du Cœur pour les courses ?</p> <p><strong>P:</strong> Avant on partait, quand le budget de la nourriture c’était 900 euros, on partait chaque mercredi, et quand ils ont ajouté 100 euros sur le budget, ce qui fait 1000 euros, on nous a dit qu’on n’allait plus aller là-bas. J’ai dit d’accord. Jusqu’à présent personne n’est retourné là-bas parce que la déci-sion vient du chef. Nous on ne peut plus rien dire. On a même fait deux jours, il n’y avait plus rien dans le frigo, on a parlé avec l’éducateur, il a dit qu’il pouvait pas aller faire les courses. Alors j’ai fait en sorte qu’on puisse avoir à manger, je crois que c’était la pomme de terre que j’avais fait, j’ai cuit les pommes de terre avec les œufs, c’est ça que j’ai fait à manger. Il n’y avait pas de poulet, il n’y avait pas de riz, pas de couscous. Même j’ai parlé avec le directeur ici, à la réunion, il a dit qu’on pouvait faire une liste de courses mais ce que les éducateurs achètent on est obligé de l’accepter. Il dit « si tout à l’heure L. part acheter de la crème fraîche, et si toi tu n’aimes pas, tu le manges quand même, c’est un plat français. »</p> <p><img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/01/integration%205.jpg"></p> <p><strong>R:</strong> Et vous en pensez quoi quand ils vous disent des trucs comme «Il faut manger français, c’est important pour votre intégration» ?</p> <p><strong>P:</strong> On peut manger des plats, de la nourriture française, quand nous sommes arrivés c’est ce qu’on mangeait, puisqu’on n’avait pas commencé à préparer nous-mêmes à manger. C’est les éducateurs qui préparent à manger, mais nous aussi on veut essayer de faire des trucs, laissez-nous tranquillement faire notre truc, on se met à l’aise et ça passe. Nous on veut juste pouvoir faire nos courses, et eux [les éducateurs] ils sont là pour signer les reçus, même pas pour payer avec leur argent, pour signer le reçu seulement. Après on revient à la maison. C’est ce qu’on veut.</p> <p><img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/01/integration%206.jpg"></p> <p><strong>R:</strong> Y’a d’autres choses que vous n’avez pas le droit de faire ici ?</p> <p><strong>P:</strong> Un jour un ami m’a envoyé de la semoule de manioc, que nous on appelle en Côte d’Ivoire de l’attiéké, qu’on mange beaucoup avec la main, jamais avec une cuillère, même les riches ils mangent avec la main. Ce jour-là j’ai fait de l’attiéké, avec des haricots, des œufs, et on a mangé avec A. [un jeune pris en charge par l’association]. On était à l’aise, on mangeait, et moi mon plat était un peu caché, parce qu’un éducateur était là mais il voyait pas, et quand il est rentré dans la cuisine il a vu A., et il a commencé à dire « Mais qu’est-ce que tu fais ? » Moi je parlais pas, je mangeais, et l’éducateur a commencé à crier sur A., « Les gars ça se fait pas ici, on n’a pas le droit de manger avec la main. » Il a continué à parler, mais moi à un moment j’ai pris la parole et on s’est engueulé. Il a dit « et si Emmanuel Macron il arrive tout à l’heure, est-ce que tu mangeras avec la main? » J’ai dit « il est où Emmanuel Macron? Je sais que la France c’est pour toi, mais la Côte d’Ivoire c’est pour moi, je mange avec la main, tu peux pas me forcer à manger avec une cuillère », parce qu’on est chez nous ici, même si c’est pas chez nous, on dort ici, on mange ici, on fait tout ici, donc c’est chez nous. Il me dit « Et si on te voyait dans un restaurant ? » Je lui dis « Déjà moi j’aime pas aller dans les restaurants, j’aime pas, je préfère manger chez moi, à l’aise, tranquille, je bois mon eau et j’ai fini. » Avec un repas au restaurant ça me fait deux semaines de courses à la maison, donc chez moi c’est mieux. Après d’autres éducateurs sont arrivés et nous ont dit qu’on ne pouvait pas manger avec la main. Nous on a dit, « quand on mange, allez dans le bureau, fermez le bureau, et laissez-nous manger dans la cuisine. Vous êtes là pour travailler avec nous, pas pour venir faire votre loi comme vous faites avec vos enfants. » Ca s’est passé comme ça avec eux. <img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/01/integration%207.jpg"> Après le chef est venu, il a essayé de nous obliger à manger avec une cuillère ou une fourchette, il a dit « parce que quand vous allez commencer votre apprentissage, vous allez manger avec des collègues, et si vous mangez avec votre main... » J’ai dit « Déjà j’ai pas encore commencé l’apprentissage, et quand je commence, si je vois que tous mes amis ont des cuillères, moi aussi je vais prendre une cuillère, je vais pas manger devant eux avec ma main. Mais ici je suis chez moi c’est pour ça que je mange avec la main. » Si j’ai envie de manger avec ma main, je mange avec ma main. Tout est comme ça ici. Hier j’ai dit au nouvel éducateur, « Ici je vis dans une petite prison. Je vis dans une petite prison. »</p>Refoulements violents à la frontière greco-turque : récit d'une dérive européenne2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/refoulements-violents-a-la-frontiere-greco-turque-recit-dune-derive-europeenne.html<p>L’Union européenne, obsédée par la théorie paranoïaque de l’appel d’air, mène une politique d’externalisation de ses frontières depuis maintenant presque dix ans. Pour tenter de paralyser les passages migratoires, l’Union a signé des accords avec les pays voisins, comme avec la Turquie, en 2016, qui …</p><p>L’Union européenne, obsédée par la théorie paranoïaque de l’appel d’air, mène une politique d’externalisation de ses frontières depuis maintenant presque dix ans. Pour tenter de paralyser les passages migratoires, l’Union a signé des accords avec les pays voisins, comme avec la Turquie, en 2016, qui est alors devenue un véritable sous-traitant du droit à l’asile, et procède depuis à l’accueil des personnes qui arrivent sur son territoire.</p> <p>Nombreuses sont les personnes qui osent tout de même la traversée, par voie terrestre ou maritime, vers l’Europe. La frontière gréco-turque est depuis devenue un lieu sinistre où les exilé.es sont soumis.es aux règles d’un ping-pong meurtrier et confronté.es, d’année en année, à toujours plus de monstruosités : «encampements», travaux forcés, mois d’attente puis de renvois, tentatives de traversée ratées, violences physiques et psychologiques, manque de sommeil, de nourriture et de soins.</p> <p>Au paroxysme de cette politique migratoire violente et violatrice des droits les plus fondamentaux se trouve le recours quasi systématique aux refoulements, ou « pushbacks ». Pour répondre à nos questions sur cette pratique, nous avons contacté Marion, avocate au Legal Centre Lesvos (LCL) en Grèce.</p> <p><img alt="Une silhouette d'algues à côté de la lune" src="../images/01/fill%201.jpg"></p> <p><strong>Ravages:</strong> Depuis quand les pushbacks existent-ils en Grèce ?</p> <p><strong>Marion :</strong> C’est une pratique bien connue depuis le début des années 2000 à la frontière terrestre dans le nord de la Grèce. Pour les renvois en pleine mer, avant 2020 c’était plus rare, on avait seulement connaissance de quelques épisodes isolés. Une fois la pandémie [de COVID] déclarée, les autorités grecques en ont profité pour instaurer cette nouvelle pratique de refoulements illégaux et clandestins. Avec des durcissements législatifs successifs du droit d’asile survenus en parallèle, c’est clairement devenu la norme. En Grèce, la frontière terrestre d’Evros étant une zone militarisée fermée au public, les ONG n’ont pas d’accès officiel, et c’est difficile de savoir ce qui s’y passe. Le même problème se pose pour les refoulements en mer Egée, ou les opérations de recherche et sauvetage sont interdites aux ONGs. On a donc mis un peu de temps avant de comprendre le phénomène des refoulements qui est devenu systématique et généralisé.</p> <p><strong>R:</strong> Comment ça se passe ?</p> <p><strong>M :</strong> La majeure partie des personnes qui traversent la mer Egée pour demander l’asile sont refoulées généralement au moins une fois, et le plus souvent, elles subissent des violences physiques ou verbales. Le modus operandi se répète : les personnes arrivent sur une des îles grecques, souvent dans une forêt ou sur une plage, et souhaitent se présenter aux autorités pour demander l’asile. Une fois localisées par les autorités, elles sont forcées par des hommes armés et cagoulés à entrer dans des vans ou d’autres véhicules, souvent banalisés et sans immatriculation. Les personnes sont ensuite obligées à monter sur les bateaux des garde-côtes et sont emmenées à la « frontière » avec les eaux turques. Elles sont abandonnées en mer sur des canots de sauvetage sans moteur, sans moyen d’appeler au secours, mais aussi sans eau, sans nourriture, ni gilet de sauvetage, jusqu’à ce que les garde-côtes turcs les récupèrent. La dernière enquête du New York Times sur le sujet du mois de mai 2023 est un exemple poignant de cette pratique sur l’ile de Lesvos.</p> <p>A Evros, au nord de la Grèce, à la frontière terrestre, les personnes en exil sont souvent détenues dans des endroits non officiels et même parfois dans des commissariats de police frontaliers. Dans tous les cas, le vol de leurs papiers et de leur argent est systématique, une recette lucrative estimée à 2 millions d’euros selon une enquête des journaux Solomon et El Pais. Les téléphones aussi sont volés. C’est pourquoi documenter ces pratiques est très compliqué. Tout étant fait pour ne pas laisser aux personnes subissant ces mesures la possibilité de garder les preuves du traitement subi. La méthode est clandestine, maîtrisée et couteuse.</p> <p>Les personnes refoulées de la sorte vers la Turquie se retrouvent sans papiers, sans téléphone pour prévenir leurs proches, sans argent, et risquent un passage en détention. Ce sont des mois et des mois de perdus pendant lesquels il faut travailler, se cacher et espérer collecter assez d’argent pour repartir.</p> <p><strong>R:</strong> Qui pratique les pushbacks?</p> <p><strong>M :</strong> Il est compliqué d’avoir une réponse précise, car les hommes sont en principe cagoulés et habillés de noir, sans matricule ni signe distinctif. Ils opèrent toutefois depuis, ou avec des bateaux des garde-côtes grecs. Ce sont vraisemblablement des agents au service des garde-côtes, ou des gardes eux-mêmes. Ils sont méthodiques et armés. Pour gérer de nombreuses personnes en mer, il faut être bien entraîné. A la frontière terrestre, certains témoignages relatent la présence de la police grecque. Dans ces zones frontalières, plusieurs jeunes grecs, en devenant gardes frontières, voient un moyen de bien gagner leur vie et de trouver un emploi stable. Comble du cynisme, à Evros, les autorités grecques exploitent des personnes migrantes pour organiser les pushbacks et repousser les exilés sur la rivière Evros du côté turc.</p> <p><strong>R:</strong> Et avec quel argent ?</p> <p><strong>M :</strong> On a déjà entendu la commissaire à l’Union européenne Yvla Johansson dire que la Grèce doit être « le bouclier de l’Union ». Elle réagit toujours après les publications d’articles accablants sur le sujet des pushbacks en Grèce, mais au final rien ne bouge et rien ne change. Donc pour le Legal Centre Lesvos, c’est évident que l’Union européenne valide ces pratiques, autant par le manque de positionnement clair que par le financement direct attribué aux opérations aux frontières. Chaque année, des millions d’euros sont alloués pour les interventions aux frontières en bateaux, drones, radars, caméras infrarouge, caméras thermiques et autres technologies toujours plus sophistiquées… Et tout cela sans compter l’argent dédié à l’agence Frontex5 ! C’est donc difficile de croire que l’UE n’est pas complice... L’argument de l’Etat souverain gardien de ses frontières a alors souvent bon dos pour dire que c’est aux Grecs de ré-agir, mais l’Union Européenne demeure en grade partie le trésorier de ces pratiques. Ces politiques sont donc indirectement payées par nous toustes...</p> <p><img alt="Monstres volant au-dessus de la mer" src="../images/01/monstre_plein.jpg"></p> <p><strong>R:</strong> Quelle est la stratégie du Legal Centre Lesvos, en sachant que votre terrain d’action est celui du plaidoyer et du combat juridique ?</p> <p><strong>M :</strong> Les actions intentées devant les tribunaux nationaux grecs étant systématiquement classées sans suite, sans que des enquêtes indépendantes et sérieuses ne soient menées, nous avons été for-cé.es de saisir la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) pour tenter d’obtenir une prise de position officielle d’une institution, et surtout une réparation pour les victimes. 32 demandes, incluant deux cas représentés par le Legal Centre Lesvos, ont été communiquées à la Grèce en décembre 2021, et sont actuellement en attente d’une décision. D’autres plaintes ont été déposées mais n’ont pour l’instant toujours pas été étudiées, malgré les preuves déposées, sans que nous sachions pourquoi. L’argumentaire juridique dans ces cas est majoritairement basé sur l’article 2 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme – mise en danger de la vie d’autrui – , l’article 3 – traitements inhumains, dégradants et tortures –, et l’article 5 – détention arbitraire. La Grèce est le seule pays de l’Union européenne qui n’a jamais ratifié le protocole 4 de la Convention consacrant le principe d’interdiction des refoulements et l’interdiction des expulsions collectives – ce qui, de fait, exclu une condamnation sur ce seul fondement.</p> <p>Nous espérons une « décision position » de la CEDH, mais ne sommes tout de même pas certains que cela mènera à une amélioration de la situation aux frontières. Dans d’autres affaires, nous avons déjà vu la Cour justifier les pratiques de refoulement en invoquant le fait que les personnes en migration doivent utiliser les « points d’entrée officiels » pour demander l’asile. Cet argument est toutefois inopérant : le deal signé entre l’UE et la Turquie est justement fait pour que les Turcs retiennent les personnes exilées sur leur territoire et les empêchent de venir en Europe. Ces points d’entrée, c’est pour les touristes et les achats de cigarettes moins chères, aucune chance d’y demander l’asile. La plupart des plaignant.es que nous représentons ont depuis réussi à migrer dans d’autres pays de l’UE et ont été reconnu.es réfugié.es là-bas. Il est primordial de continuer de dénoncer ces méthodes illégales aux frontières malgré la pression accrue sur les ONGs et le monde militant. La Turquie et la Grèce instrumentalisent au maximum le sujet chacune de leur côté. En Turquie, certaines institutions publient et dénoncent le traitement grec des personnes en migration. Elles tentent de calculer le nombre de pushbacks et déplorent publiquement que la Grèce financée par l’UE gère si mal ses frontières. La Grèce quant à elle, dans son discours affirme qu’il s’agit de la propagande d’Erdogan. La vieille rengaine entre les deux pays… et pendant ce temps rien ne change! Il faudra certainement encore des années d’investigations et de dénonciation pour arriver à faire bouger la pratique, si une autre, encore plus dramatique, n’est pas inventée d’ici là. La prochaine piste à explorer est de tenter de faire qualifier les pushbacks en tant que crimes contre l’humanité, et de se battre sur le terrain pénal.</p> <p><img alt="Plantes aux allures d'algues" src="../images/01/fill%202.jpg"></p>Remplacer les frontières par des forêts d'herbes sauvages : des imaginaires territoriaux émancipateurs contre l'invisibilisation des frontières2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/remplacer-les-frontieres-par-des-forets-dherbes-sauvages-des-imaginaires-territoriaux-emancipateurs-contre-linvisibilisation-des-frontieres.html<p>Ne cherchez pas de sens à ce titre. Pas tout de suite. Posez-vous simplement la question : Qu’est-ce que je vois ou ne vois pas quand je vais à Montgenèvre ? La réponse varie en fonction des personnes, mais il reste de commun aux personnes blanches que la frontière a tendance …</p><p>Ne cherchez pas de sens à ce titre. Pas tout de suite. Posez-vous simplement la question : Qu’est-ce que je vois ou ne vois pas quand je vais à Montgenèvre ? La réponse varie en fonction des personnes, mais il reste de commun aux personnes blanches que la frontière a tendance à se dissoudre dans notre vécu ordinaire, emportant avec elle les personnes qui en subissent la ségrégation. Cet article veut montrer que cette invisibilisation ne va pas de soi, qu’elle est le résultat d’imaginaires portés par des acteur.ices locaux qui font du Briançonnais un territoire inhabitable pour toute une partie de la population. Inhabitable dans le sens où les personnes exilées sont au mieux considérées comme des « invités », au pire comme une masse nuisible, mais jamais – ou trop rarement – comme des personnes libres et fortes d’un pouvoir d’agir individuel et collectif. Des expériences collectives locales, allant des squats à certaines associations visant l’émancipation des personnes apparaissent alors comme de potentielles sources d’imaginaires territoriaux qui n’invisibilisent plus les exilé.es mais au contraire leur redonnent un peu d’autonomie.</p> <p>Non-respect des procédures de demande d’asile par la police de l’air et des frontières (PAF), non-respect du droit dans les demandes de titres de séjour par la préfecture, manque de places d’hébergement d’urgence, stigmatisation des personnes exilées, criminalisation des personnes solidaires : voilà la réalité de la frontière dans le Briançonnais. Une réalité que l’on peut, à Montgenèvre, survoler en télésiège, si notre porte-monnaie nous le permet. Allégorie trop parfaite de la ségrégation qui se déploie tout autour de nous, et de son invisibilisation.</p> <h3>Invisibles, occupez-vous de votre linge !</h3> <p>En 2007, Guy Hermitte, maire de Montgenèvre et ancien officier de la PAF, écrivait : « Dépassant les clivages humains qui ont conduit aux pires atrocités, Montgenèvre, par sa spécificité de commune transfrontalière, tend la main à ses voisins italiens pour créer ensemble une coopération au service des populations et de leur maintien en montagne. Ce lien va perdurer au-delà des années pour créer l’un des plus beaux domaines skiables internationaux d’Europe : La Voie Lactée ».<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup></p> <p>M. Hermitte loue le «lien», « tend la main », coopère, comme si l’époque de la séparation des peuples était révolue. Pourtant, à Montgenèvre aujourd’hui, la coopération entre la France et l’Italie est surtout commerciale et policière. Un golf, une station de ski et une macabre partie de ping-pong avec les personnes exilées ; voilà les seules choses réellement transfrontalières à Montgenèvre. Le local de « mise à l’abri » où sont enfermées les personnes arrêtées alors qu’elles tentaient de traverser la frontière, est un Algeco dissimulé derrière le poste de police. Le vocabulaire officiel est pour le moins trompeur, car cette « mise à l’abri » se traduit quasi systématiquement par l’enfermement illégal et le refoulement en Italie des personnes exilées. La fraternité prônée par M. Hermitte ne vaut qu’en tant qu’elle promeut le tourisme et efface d’un même geste les questions migratoires. Ces mots datent. Mais aujourd’hui encore, l’équipe municipale montgenèvroise continue de louer le caractère « transfrontalier » de sa station, tout en réussissant l’exploit de rester muette sur les enjeux migratoires, alors même que la situation locale fait régulièrement l’objet d’une couverture nationale.</p> <p>Le mutisme est aussi à l’œuvre chez des acteur.ices dépendant.es de subventions, ou de marchés publics. Parmi elleux, des acteur.ices de la solidarité, de la culture et du tourisme font attention à rester « neutres », « apolitiques », à ne pas faire de vagues, une posture qui participe au maintien de l’ordre frontalier. La société de transport Resalp, par exemple, a choisi de collaborer avec la police<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>. C’est ainsi que les chauffeur.euses de la ligne Montgenèvre-Briançon demandent aujourd’hui les documents d’identité à certain.es passager.es – non-blanc.hes – suivant une pratique ouvertement raciste et totalement illégale.</p> <p>A Briançon, on ne fait même plus semblant : la municipalité demande au Refuge Solidaire de ranger le linge pendu à ses fenêtres. Ça ne fait pas propre, et il parait que les habitants de Briançon le « vivent mal ». Lorsqu’un mort est retrouvé sur un chemin descendant vers Briançon, que le refuge solidaire bat des records d’accueil à Briançon, les seules préoccupations d’Arnaud Murgia sont la « sécurité et la tranquillité des habitants »<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup>. Soucieuses que l’opinion publique n’associe « personnes exilées » avec « insalubrité », des associations organisent au printemps des randonnées pour ramasser les habits abandonnés sur les chemins pendant l’hiver, effaçant ainsi les traces des passages migratoires et de leur répression, se laissant prendre au piège de l’invisibilisation. De manière générale, le Briançonnais se muséifie. La « préservation » du patrimoine et de l’environnement sert d’excuse pour définir où est-ce que les personnes en situation d’exil peuvent être hébergées, et quels usages sont tolérés. Le tout étant que ce, celles et ceux qui dérangent ne se voient pas, en particulier pour les touristes, qui ont le champ libre et un accès privilégié à l’usage, voire à l’usure, du territoire.</p> <h3>Solidarité de façade</h3> <p>Les mécanismes d’invisibilisation de la frontière sont d’autant plus efficaces qu’ils sont secondés par une redoutable stratégie de communication qui affiche le Briançonnais comme un territoire ouvert et accueillant, une stratégie consistant à créer une image officielle convenable, voire séduisante, et à limiter l’expression de récits alternatifs.</p> <p>Une fresque murale représentant une personne noire qui traverse des montagnes, un festival se voulant « polychrome » affichant une programmation éclectique de musiques du monde, une station de ski transfrontalière : si on ne sait pas ce qui se trame autour de la frontière, le Briançonnais pourrait passer pour un territoire ouvert, presque solidaire. Après tout, le maire de Briançon et le préfet du département s’affichent publiquement en soutien d’un nouveau centre de vacances pour des personnes en situation de précarité. C’est que ça doit être des gars bien !</p> <p>La communication est bien ficelée. En s’affichant publiquement comme soutiens de l’association 82-4000 solidaires, qui vise à démocratiser la haute montagne, Arnaud Murgia et Dominique Dufour (le préfet des Hautes-Alpes) apparaissent « solidaires », sans pour autant remettre en cause les catégories sociales servant à discriminer l’accès au territoire et aux droits. Les immigrés « légaux » (ou tolérés un temps) ont le droit de venir en vacances dans le Briançonnais, tandis que les « migrants », les « illégaux » peuvent toujours attendre à Oulx. En plus de cacher leur politique sécuritaire derrière une solidarité sélective, cette pirouette communicationnelle leur permet de se réapproprier la solidarité et de marginaliser les discours d’opposition. Si la solidarité n’appartient pas qu’aux militant.es, alors ceux-ci se caractérisent par leur radicalité, et peuvent être érigés en menace pour l’ordre public. Pourtant, cette solidarité de façade dissimule mal les priorités répressives de M. Murgia. On peut citer, à titre d’exemple, le sort de la MAPEmonde, ancien service d’aide aux personnes étrangères de la MJC, qui n’a pas été maintenu dans le nouveau centre social intercommunal.</p> <h3>D’autres récits existent…</h3> <p>La persévérance des associations et collectifs locaux fait que d’autres récits existent sur le territoire et se diffusent jusque dans la presse et les réseaux (inter)nationaux : celui de l’accueil, ou de la liberté de circulation. Néanmoins, ces récits peuvent aussi contribuer à entretenir la ségrégation qu’instituent les frontières étatiques.</p> <p>Nous opposons assez facilement à l’image de montagne-frontière celle d’une montagne-refuge, un récit qui s’appuie sur l’imaginaire montagnard, et quelques formules de bon sens : « on n’abandonne pas quelqu’un en montagne » ; « en refuge, on ne laisse personne dormir dehors, quitte à dormir sur et sous les tables », etc. Si ce récit peut correspondre à une certaine réalité, il comporte également un certain nombre de dangers. En ne nommant pas les violences racistes et sécuritaires qui rendent ces « refuges » nécessaires, il empêche de s’attaquer aux problèmes de fond. Il fait aussi de la montagne un territoire d’exception par rapport aux autres territoires, alors même que, par principe, la liberté de circulation devrait être défendue partout.</p> <p>La mise en spectacle de l’hospitalité et des maraudes crée d’autre part une figure de héros-solidaire dont dépendent les personnes en exil pour arriver à bon port. C’est-à-dire qu’on naturalise l’idée selon laquelle les « solidaires » seraient indispensables aux personnes en exil, ce qui revient à les priver de leur capacité d’action et de leur autonomie. On recrée ainsi une situation de domination, dans laquelle le héros-solidaire confisque le pouvoir au lieu de contribuer à l’émancipation des personnes qu’il prétend aider.</p> <p>Comment alors faire exister des récits qui permettent l’émancipation des personnes en exil, et démontent les structures racistes ? A l’évidence, la première chose à faire est de rendre visible la ségrégation raciste que produit la frontière, et que les autorités cherchent à cacher. Reste ensuite à imaginer, et diffuser, des imaginaires territoriaux qui favorisent l’émergence d’espaces et de structures sociales émancipatrices.</p> <p><img alt="chez Marcel" src="../images/01/chezmarcel_plein.png"></p> <h3>On ne dit pas des herbes sauvages qu’elles forment des forêts !?<sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup></h3> <p>L’idée que tout le monde puisse circuler et s’installer où bon lui semble peut paraître aussi absurde que le titre de cet article. Pourtant, l’expérience montre qu’il peut exister des structures sociales et des modes d’organisation collectifs qui permettent aux personnes exilées d’être dans une posture d’acteur.ices et de regagner de l’autonomie. Des structures dans lesquelles la notion « d’étranger.e » ne fait que peu de sens et celle de « personne accueillie » est rapidement remplacée par celle de « cohabitant.e » ou de « voisin.e ». Comment seulement faire que ces possibles émancipateurs remplacent les conceptions racistes dans les imaginaires et les récits territoriaux ?</p> <p>Lutter pour l’émancipation individuelle et collective c’est redonner le pouvoir d’agir aux personnes qui en ont été privées : un pouvoir d’auto-détermination, mais aussi et surtout un pouvoir d’agir politique. La politologue Fatima Ouassak, comme d’autres théori-cien.nes de la pensée décoloniale, montre que rien de cela ne peut se faire sans laisser aux personnes exilées un « accès à la Terre », et la possibilité de vivre où elles le souhaitent. Souvent considérées comme des sources d’insécurité potentielles, les personnes immigrées ou considérées comme telles ne sont presque jamais associées aux choix politiques ou urbanistiques impactant leurs lieux de vie. Les politiques locales mises en place par messieurs Murgia ou Hermitte sont une déclinaison locale de la politique sécuritaire en œuvre au niveau national : elles cherchent, presque explicitement, à faire du Briançonnais un territoire inhabitable pour toute une partie de la population. Les personnes exilées sont par défaut exclues, exceptionnellement tolérées, mais uniquement dans des lieux prévus à cet effet, qui incarnent l’imaginaire de la « bonne solidarité »; des lieux dans lesquels on peut être « accueilli », mais où on ne vit pas. Si l’on suit la proposition de Fatima Ouassak, l’enjeu n’est pas d’offrir aux personnes exilées un retour à la Terre au sens écolo-privilégié de l’expression, mais de leur rendre la possibilité d’habiter, comme elles veulent, et où elles veulent.</p> <p>Là où « être accueilli.e » est un statut passif, « habiter » est une posture active et émancipatrice, tant individuellement que collectivement. En revenant sur l’histoire du marronnage – la sécession des esclaves en Amérique et dans les archipels de l’Océan Indien – le philosophe et anthropologue mahorais Dénètem Touam Bona montre l’importance des « forêts » dans la reprise d’une puissance d’agir collective vers l’émancipation. Le terme « forêt » désigne ici un espace où l’on est libre d’habiter comme on le souhaite, un en-dehors des normes instituées où l’on développe des pratiques de subsistance, de loisir ou de spiritualité, où l’on crée des liens et où l’on s’organise contre un système oppressif. Dans le Briançonnais, les espaces qui se rapprochent de cette idée se font rares. Il y a bien quelques squats, lieux collectifs ou associations où les personnes exilées ne sont pas contraintes par des normes qu’elles n’ont pas faites, mais ils sont rares, et surveillés de près.</p> <p>La production de récits territoriaux émancipateurs reste ouverte, mais se dessinent déjà quelques pistes de réflexion : laisser la parole aux premier.es concerné.es, et enquêter<sup id="fnref:5"><a class="footnote-ref" href="#fn:5">5</a></sup> à partir d’expériences qui montrent tant les discriminations que les émancipations ; montrer comment se construisent ces expériences, ces espaces et ces structures sans en cacher les limites ou les difficultés. L’enjeu est de désarmer les récits qui hiérarchisent les vies entre elles, invisibilisent une partie de la population et marginalisent les pensées alternatives, en multipliant les récits dans lesquels les individus choisissent d’habiter, plutôt qu’acceptent d’être accueillis.</p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>Hermitte Guy, <em>Montgenèvre - Un siècle de l'histoire du ski de 1907 à 2007</em>, (2007), Decitre&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:2"> <p>Samar, <em>Attirer les touristes, collaborer, se taire : comment la station de Montgenèvre protège l'ordre de la frontière</em>, (2019) Mémoire de Master 2, ENS Lyon (disponible en ligne sur <a href="https://derootees.wordpress.com/">derootees.wordpress.com</a>)&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:3"> <p>Dauphiné Libéré, 16 août 2023&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:4"> <p>Ne cherchez pas de sens à ce titre sinon la volonté de lier l'idée de « forêt », référence aux espaces où l'on retrouve de la puissance aux « herbes sauvages » symbole culturel de la lutte dans la vallée de la Clarée, et de dire que ce n'est pas parce que cela ne rentre pas dans les cadres de pensée existant que l'on ne se battra pas pour la liberté de circulation et d'installation des personnes.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:4" title="Jump back to footnote 4 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:5"> <p>Enquêter dans le sens de s'intéresser aux premier⋅es concerné⋅es, de leur donner l'opportunité d'exprimer leur vécu, et de mettre en évidence les mécanismes socio-politiques qui réduisent leur pouvoir d'agir individuel et collectif.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:5" title="Jump back to footnote 5 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>Tadi taxi oula saroukh ?2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/tadi-taxi-oula-saroukh.html<h3><em>«Tu vas prendre un taxi ou une fusée ?»<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup></em></h3> <p>Lyrica est un nom assez poétique pour un médicament. Pourtant la prégabaline en a beaucoup d’autres, encore plus évocateurs. Selon la langue et la latitude on l’appelle la « Rouge », le « Taxi », la « Fusée ». Il semble que, de ce puissant …</p><h3><em>«Tu vas prendre un taxi ou une fusée ?»<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup></em></h3> <p>Lyrica est un nom assez poétique pour un médicament. Pourtant la prégabaline en a beaucoup d’autres, encore plus évocateurs. Selon la langue et la latitude on l’appelle la « Rouge », le « Taxi », la « Fusée ». Il semble que, de ce puissant médicament anxiolytique, antalgique et antiépileptique, on parle même dans quelques chansons, sur les côtes méridionales de la Méditerranée. Sa popularité en tant que drogue récréative est énorme dans les pays du Maghreb. L’île de Samos semble avoir été, pendant plusieurs années, sa plaque tournante et le centre de sa diramation vers l’Europe. Aujourd’hui, le Lyrica se trouve partout, vendu sous le manteau à 1,50€ la gélule, 10€ la plaquette, de Perpignan à Bruxelles, en passant par la Porte de la Chapelle.</p> <p>Quelle est donc la raison d’un succès international qui frôle la légende ? Qu’est-ce qui fait de ce dérivé de l’acide gamma-amino-butyrique (ça fait moins rêver, n’est-ce pas?), l’un des médicaments les plus cités dans des fausses ordonnances, en France et en Belgique ?</p> <p>La réponse est simple, chères lecteur.ices : une stratégie de marketing bien réussie ! Qui comporte, il est vrai, quelques pépins avec la justice, mais cela n’a plus l’air de scandaliser l’opinion publique occidentale, après les affaires de l’OxyContin de Purdue Pharma, ou du Fentanyl d’Insys Therapeutics, protagonistes inoubliables de la saga des opioïdes aux Etats-Unis.</p> <p>D’autant plus que le Lyrica, pour le moment, est la drogue des sans-papiers, des exilé.es, des détenu. es, des sans-abris, des usager.es d’opioïdes : une population d’invisibles, sans droits et sans repré-sentant.es. Ce qui fait de sa diffusion sous le manteau un crime presque parfait.</p> <p>Bravo donc à Pfizer, propriétaire des droits d’exploitation de la prégabaline, d’avoir réussi une deuxième affaire du siècle, après le vaccin anti-Covid ! Ces profits sont bienvenus, si l’on tient compte des 2,3 milliards de dollars d’amende payés en 2009 au gouvernement Étasunien pour avoir fait la promotion illicite de plusieurs médicaments (dont le Lyrica); des 60 millions de dollars d’amende payés en 2012, pour avoir corrompu des médecins et des représentant.es de gouvernement en Chine, République Tchèque, Italie, Serbie, Bulgarie, Croatie, Kazakhstan et Russie. Sans oublier les 1,3 millions d’euros versés à Jérôme Cahuzac en 2016, on se demande bien pourquoi...</p> <p>Mais attention, chères lecteur.ices. Comme vous pouvez bien l’imaginer, l’utilisation de ce médicament n’est pas sans un certain nombre de conséquences plus que négatives. La prégabaline a en effet des propriétés euphorisantes, relaxantes et désinhibantes, en particulier lorsqu’elle est utilisée en association avec d’autres dépresseurs (opiacés, alcool, benzodiazépines…) dont elle potentialise les effets. Certains usager.es rapportent également une sensation de toute puissance. Mais un usage excessif entraîne très rapidement une forte dépendance physique, ainsi que plusieurs effets indésirables : prise de poids, œdème périphérique, vertiges, somnolence, ataxie, tremblements, fatigue, céphalées, douleurs articulaires, impuissance, troubles visuels. Le mésusage augmente le risque de dépression respiratoire par surdose d’opiacés, ainsi que le risque de troubles du rythme cardiaque. Au niveau comportemental, son usage est associé à une augmentation des idées suicidaires et des passages à l’acte, des accidents de la route, et de l’agressivité.</p> <p>En fouillant dans la littérature pharmaceutique, on découvre que « les médicaments de la famille des gabapentinoïdes, dont le Lyrica fait partie, semblent être une cause de mortalité insuffisamment recherchée en médecine légale, notamment dans le cadre des décès pour overdose d’opioïdes », ce qui veut dire, dans notre langue, que le Lyrica tue un grand nombre d’usager.es d’opioïdes, mais que, pour le moment, personne n’a vraiment envie de savoir combien, ni bien sûr de bouger un doigt pour les aider.</p> <p>Merci Pfizer, encore une fois.</p> <p>Mais laissons la parole à notre ami K., [ancien usager de Lyrica] qui vit à Briançon depuis plus de deux ans.</p> <p><strong>R :</strong> Toi, t’as quoi à me dire sur le Lyrica ?</p> <p><strong>K :</strong> Encore hier, il y a un gars du Refuge Solidaire<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup> qui savait qu’il était en manque, alors il a pris son drap et il est allé dormir dans le parking près du refuge.</p> <p><strong>R :</strong> Mais il a dormi sur le parking, à même le sol ?</p> <p><strong>K :</strong> Bah oui, il savait qu’avec tout le monde au Refuge il pourrait pas se contrôler, alors il est parti sur le parking, tranquille, tout seul.</p> <p><strong>R :</strong> La dernière fois quand je t’ai demandé c’était quoi les plats typiques de l’Algérie, tu m’as répondu que c’était le Lyrica ! Parce qu’au Maroc y’a pas une aussi grande consommation, c’est ça ?</p> <p><strong>K :</strong> Pour la moitié des gens, comme les Marocains, la prise de Lyrica commence en Turquie. A Takzim, les potes que tu vas te faire ils vont te proposer du Lyrica. Les gens ils en vendent dans les camps, dans les associations. Au Maroc on a d’autres drogues, des Karkoubi [drogues psychotropes] comme roche [surnom du Valium]. Mais on n’a pas trop de Lyrica. Et tu vois, les gens qui sont pas sociables, qui sont timides et tout, ils prennent du Lyrica. Les gens qui sont SDF en Bosnie et qui partent dans les markets ou au feu rouge pour demander de l’argent, eux ils prennent du Lyrica, ça les encourage à faire ça. Pour voler aussi, ça donne du courage. Beaucoup de gens ils en prennent pour marcher aussi, pour traverser la montagne, pour se donner de l’énergie.</p> <p><strong>R :</strong> Et t’en a déjà pris ? Tu ressens quoi exactement ? T’es pas obligé de répondre si tu veux pas.</p> <p><strong>K :</strong> Moi mon maximum c’est 21 en une journée ! Une fois au Refuge, parce que t’as le droit à 3 pilules maximum par jour<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup>, y’a un gars il disait « mais moi je suis habitué à 7 ou 8 par jour » et moi je lui ai pas dit mais j’en prenais parfois 17, 21 par jour (rires). Mais il faut se contrôler, j’ai pas tout pris d’un coup, comme ça tu sais. Il faut en prendre sur la journée. Au début t’en prends, t’as plein d’énergie et tout. Ça te rend trop sociable, ça te donne du courage et un peu de force. Et quand tu commences à sentir que l’énergie ça finit, tu prends encore. Mais à la fin moi quand j’ai senti que c’est bon l’énergie c’est fini, j’ai arrêté d’en prendre, j’ai aussi senti que je pouvais m’endormir n’importe où. J’avais les yeux tout rouges, et plus d’énergie. Et si tu continues de trainer, par exemple de marcher, tu commences à oublier où tu es et tu peux t’endormir d’un coup. Et tu peux plus marcher normalement. Et puis, y’a des gens le lendemain ils se souviennent plus de rien. Ca te fait vraiment sentir high, mumteshi [défoncé en darija marocain]. Le best combo, c’est Lyrica, du coca, et fumer du shit. Ça c’est comme si ça explosait la force du Lyrica, ça donne vraiment un trop trop grand high.</p> <p><strong>R :</strong> Mais du coup quand t’es habitué à en prendre 21 par jours et qu’après tu peux en prendre seulement trois, le manque il se manifeste comment ?</p> <p><strong>K :</strong> Quand t’es en manque y’a des gens ils deviennent vraiment trop agressifs. Y’a des gens qui volent et qui tuent à cause du Lyrica sur la route. Une fois j’étais en prison en Slovénie et y’avait des gens qui étaient en manque de Lyrica. Et les employés de la prison ne voulaient pas leur en donner. Alors les exilé.es ont commencé à ouvrir leur corps, à se faire du mal à eux-même<sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup> et à tout casser. Les toilettes, les chaises… Et une fois qu’ils ont ouvert leur corps, on leur a donné du Rivotril.<sup id="fnref:5"><a class="footnote-ref" href="#fn:5">5</a></sup> Tu peux mourir à cause du Lyrica. Une fois, j’étais en Bosnie, il y a des gens ils vivaient dans une maison abandonnée. C’était des migrants. Ils ont passé la limite du Lyrica.</p> <p><strong>R :</strong> T’entends quoi par la limite du Lyrica ?</p> <p><strong>K :</strong> Ils ont pris plus qu’un paquet. Et dans un paquet des fois il y a 14, des fois il y a 21 pilules. Ils étaient trois personnes. Un il était sorti de la maison. Un il était déjà en train de dormir, en overdose, K.O. Et l’autre il était au téléphone avec sa mère. Et dans la maison il y avait pas de lumière. Il a allumé une bougie mais il était sous Lyrica alors il a rien mis en bas de la bougie, il l’a posée directement sur la couverture. Et le mec il avait seulement envie de parler avec sa mère et après c’est bon, il dort. Le moment où il a fini l’appel avec sa mère, il a commencé à être en overdose lui aussi, et il a oublié d’éteindre la bougie. La bougie elle a continué, continué de fumer et ça a allumé la couverture. Et parce que vraiment ils avaient trop pris de Lyrica, ils se sont pas réveillés. C’est la troisième personne qui était pas dans la maison qui est rentrée et a trouvé que tout avait brûlé. Ils sont restés les deux dans le coma et au bout d’un mois l’un est mort et l’autre s’est réveillé... Mais il faut pouvoir contrôler. Parce que un peu ça t’aide trop. Tu en prends pour passer, sur la route. Quand tu marches dans la forêt ou quand tu sais que tu vas devoir faire des trucs durs. Mais trop vraiment c’est dangereux. Tu peux devenir tellement agressif, faire vraiment n’importe quoi, et après tu te rappelles de rien.</p> <div class="footnote"> <hr> <ol> <li id="fn:1"> <p>Paroles de la chanson Takoul Saroukh (littéralement: « mange du Lyrica ») de Cheb Djalil.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:2"> <p>Le Refuge Solidaire est un lieu d’accueil temporaire des personnes exilées traversant la frontière franco-italienne.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:3"> <p>La PASS à l’hôpital de Briançon donne maximum trois jours de Lyrica aux habitant.es du refuge. L’ordonnance est théoriquement non-renouvelable si le départ est décalé.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:4"> <p>Comme dit plus haut, une des principales manifestations du manque est de se faire du mal à soi-même.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:4" title="Jump back to footnote 4 in the text">&#8617;</a></p> </li> <li id="fn:5"> <p>Le Rivotril est utilisé d’une manière similaire au Lyrica.&#160;<a class="footnote-backref" href="#fnref:5" title="Jump back to footnote 5 in the text">&#8617;</a></p> </li> </ol> </div>