ravages - 02/2024-10-11T00:00:00+02:00chroniques de luttes à la frontière franco-italienneL'année 2024 vue d'ici2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/breves02.html<p><em>La frontière se relâche ici (temporairement au moins) pour mieux serrer ses mailles ailleurs, plus loin de chez nous et plus en profondeur dans nos systèmes juridiques.</em></p>
<p><em>On est un peu désolé.e de présenter des brèves si noires si plombantes pour notre deuxième numéro. Dans le premier, on avait …</em></p><p><em>La frontière se relâche ici (temporairement au moins) pour mieux serrer ses mailles ailleurs, plus loin de chez nous et plus en profondeur dans nos systèmes juridiques.</em></p>
<p><em>On est un peu désolé.e de présenter des brèves si noires si plombantes pour notre deuxième numéro. Dans le premier, on avait réussi à y mettre un peu de brio, selon le principe bien connu (nous venons tout juste de l’inventer) de la «sarbacane à plume», qui pique et chatouille en même temps. Mais cette fois c’est pas possible, c’est vraiment trop. Avec deux personnes mortes en traversant la frontière au mois d’octobre (après la mort de Moussa le 7 août), deux expulsions de squats en un mois, une loi-immigration que Marine Le Pen décrit comme «une victoire idéologique», et sans oublier le nouveau pacte migratoire européen à gerber, c’est plus possible d’être drôles, on peut pas. La sarbacane est pleine de plomb et de venin.</em></p>
<h3>30 novembre</h3>
<p>Le Refuge Solidaire décide de restreindre l’approvisionnement en eau au Pado. Réaction immédiate d’un groupe de bénévoles qui, au cri de «Pas d’eau pas de bénévoles!» menace de faire la grève. «Nous sommes indigné.x» - iels écrivent - «par cette décision. En effet, la consommation d’eau actuelle du Pado de 4,5 tonnes par mois est dérisoire (entre 3 et 4 litres par personne par jour). Or selon l’OMS, « un minimum de 20 litres d’eau par jour et par personne est préconisé pour répondre aux besoins fondamentaux d’hydratation et d’hygiène personnelle.» Cette restriction allait avoir de lourdes conséquences, puisque pendant l’hiver les fontaines publiques du briançonnais sont fermées et le Pado n’avait aucun autre lieu où s’approvisionner. Mais il suffit de cette simple annonce, pour que la mesure ne soit pas appliquée. Une ola choupinesque et bigarrée pour ces braves bénévoles du Refuge Solidaire !</p>
<h3>13 décembre</h3>
<p>Expulsion du Pado<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>, avec 36 heures de préavis et pas une minute de plus, en pleine trêve hivernale, en application d’un arrêté préfectoral qui mentionne des raisons de « péril imminent et insalubrité », où le péril imminent reste un mystère, tandis que l’insalubrité serait en grande partie la conséquence de l’absence d’eau courante dans le bâtiment – eau courante que la mairie a coupé au tout début de l’occupation et n’a jamais voulu réinstaller, malgré l’insistance de plusieurs associations. Et ça se passe le 13/12 ! S’agirait-t-il d’un rarissime exemple d’ironie policière ?</p>
<h3>19 décembre</h3>
<p>La nouvelle loi immigration est finalement adoptée, après un forcing législatif digne d’un Caligula start-uppeur, dans une forme que Marine Le Pen définit comme une « victoire idéologique ». Elle comprend tout un paquet de mesures ultra-techniques pour entraver au maximum le droit d’asile (c’est un peu compliqué d’entrer dans le détail ici); plus une augmentation des niveaux de langue française exigés à chaque étape du parcours d’intégration administrative (titre de séjour annuel ou pluriannuel, carte de résident.e, demande de naturalisation); plus une réduction drastique des protections face aux mesures d’éloignement (OQTF/IRTF). Le délit de séjour irrégulier est rétabli (mais il sera censuré plus tard par la Conseil Constitutionnel) et l’accès aux prestations sociales est conditionné à trois ans de présence sur le territoire pour les personnes qui travaillent, cinq ans pour celles qui ne travaillent pas (mais ces mesures aussi ne passeront pas le crible de ces islamo-gauchistes du Conseil Constitutionnel). Les travailleur.euses irrégulières, par contre, sont toujours traitées comme de la merde, malgré le cancan de faux espoirs créés autour des «métiers en tension».</p>
<h3>27 décembre</h3>
<p>Ouverture d’un nouveau squat à Briançon. La lutte continue.</p>
<h3>3 janvier</h3>
<p><strong>Moi, capitaine</strong> de Matteo Garrone sort sur les écrans de France. Le film raconte le voyage de deux jeunes Sénégalais à travers le Sahara, la Libye et la Méditerranée, direction l’Europe où ils rêvent d’un succès dans la musique. C’est dur de trouver les bons mots pour une courte brève, c’est également dur de conseiller de le voir sans y mettre tous les warnings possibles : c’est un film avec des scènes dures à regarder. Malgré une nomination aux Oscars, le long-métrage n’est pas programmé dans les salles de Briançon. On n’est pas complotistes, mais avouez que c’est bizarre quand même.</p>
<h3>12 janvier, 2 février, 22 mars</h3>
<p>Les Croquignards, tiers-lieu dans le briançonnais, invitent pour leur Université d’hiver le soi-disant collectif Pièces & Main d’œuvre (on a l’impression qu’il s’agit en réalité d’un couple hétéro où, comme par hasard, c’est le gars qui parle), qui développe dans ses écrits des propos violemment transphobes et misogynes, qui vont de la caricature de la théorie du genre à l’apologie de la culture du viol, jusqu’à l’insulte explicite et répétée aux personnes intersexes, queer et trans. Pour leur première conférence, trois activistes LGBTQIA+ se présentent à la soirée avec une banderole et se font violemment repousser par les pires mascus de notre milieu. Pour la deuxième on est une dizaine, confronté·es au même accueil. Faute d’inspirations gaguesques (style mettre de la mousse à raser sur toutes les poignées de porte, ou lâcher un prout chaque fois que le mot «transhumanisme» est prononcé), nous renonçons au zbeul de la dernière conférence.</p>
<h3>2 février</h3>
<p>Un incendie se déclare dans le nouveau squat. Le bâtiment est évacué, il est désormais inhabitable.</p>
<h3>2 février bis</h3>
<p>Après huit ans de batailles juridiques menées par plusieurs associations, le Conseil d’État finit par déclarer comme illégaux les refus d’entrée sur les frontières internes de l’espace Schengen, en rappelant aux forces de police l’obligation de respecter le droit d’asile. Jolie pagaille à Montgènevre, où la PAF, à partir d’aujourd’hui, laisse passer la plupart des personnes qui déclarent vouloir demander l’asile en France, tout en en renvoyant quelques unes en Italie, sans qu’on comprenne trop le pourquoi du comment. Pendant ce temps, à Vintimille, c’est la loterie: des pluies d’OQTF s’abattent sur les personnes qu’on autorise pourtant à rentrer sur le territoire, et les « réadmissions » se multiplient (c’est des refoulements, mais sous une autre forme juridique que les refus d’entrée). La frontière n’est pas tombée: elle se transforme, nous ne savons pas encore en quoi exactement. En attendant, les personnes y sont toujours enfermées et leurs droits bien malmenés.</p>
<h3>6 février</h3>
<p>C’est la journée mondiale de Commémor’action des mort·es aux frontières. Une ou deux heures avant l’aube, une trentaine de personnes se retrouvent devant la porte de la Durance, dans la vieille ville, avec des pierres, du ciment et douze plaques d’ardoise. Elles vont construire un cairn, un de ces tas de pierres qu’on construit en haute montagne, pour indiquer les chemins aux voyageur·euses. Sur les douze ardoises, les douze noms des douze personnes mortes en essayant de
traverser cette frontière. Il s’agit d’un monument non autorisé. Deux heures après sa fabrication, il sera recouvert de fleurs.</p>
<h3>6 février bis</h3>
<p>... ce même jour d’hommage aux victimes des frontières, Arnaud Murgia et son copain Renaud Muselier, Président de la Région PACA, ont décidé d’aller apporter leur soutien à la PAF et aux gendarmes à la frontière. On ne peut pas faire plus clair.</p>
<h3>Mi-février</h3>
<p>Quelqu’un·e parmi nous a vu Green border d’Agnieszka Holland et a compris immédiatement pourquoi tous les films sortis jusque-là sur la frontière briançonnaise<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup> lui ont semblé être des daubes bien fadasses : le film, qui décrit la situation à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie en 2022, donne une place prépondérante à la souffrance des personnes qui traversent la frontière, plutôt qu’aux paroxysmes d’indignation d’un kiné briançonnais qui découvre à 38 ans l’existence d’une frontière, ou aux envies d’héroïsme d’un veuf vieillissant qui pareil comme le kiné, ou aux syllogismes affreusement simplistes d’une meuf en galère de thune qui tout pareil comme les deux bolosses précédents. Mais, comme par hasard, ce film non plus ne sera pas programmé dans les deux cinémas briançonnais. Le complot s’épaissit.</p>
<h3>20 février</h3>
<p>La mairie de Briançon déclare officiellement que le mémorial aux mort.es des frontières (le cairn d’il y a deux brèves) ne peut pas rester où il est. C’est le début d’une bataille de communication et d’une mobilisation citoyenne pour le protéger. Le monde entier frémit d’angoisse: osera-t-il, le maire Murgia, chevaucher la pelleteuse qui rasera ce petit monument haut d’un mètre 20 tout habillé?</p>
<h3>1er mars</h3>
<p>Depuis plusieurs semaines les maraudeur·euses constatent que les balisages sont effacés sur les chemins qui relient la frontière à Briançon : écorces d’arbres arrachées, peinture noire ou tas de pierres recouvrant les balisages, flèches retournées dans les mauvaises directions. C’est peut-être en vue des JO que nos concitoyen·nes s’entraînent à battre tous les records de conneries.</p>
<h3>26 mars</h3>
<p>Vers 7 heures du matin, profitant de l’heure infâme (on n’est pas du matin) et de la météo sibérienne, les agent·es des services techniques de la mairie de Briançon rasent le cairn et enfouissent ses éléments démembrés dans les profondeurs des geôles communales. Dans l’après-midi, six personnes représentantes de plusieurs associations et collectifs briançonnais se rendent à la mairie pour exiger des explications, mais leurs vestes Adidas et leurs bouilles de mal réveillées sèment la panique parmi les employé·es municipales. Deux voitures de la police débarquent en trombe pour sécuriser le bâtiment, en cas d’attaque du groupuscule mal fagoté - mais à la rhétorique acérée (ah ça!).
Vers 16h, comme par magie, douze cairns grands et petits repoussent là où le mémorial a été enlevé.</p>
<h3>26-28 mars</h3>
<p>A la demande de lycéen·nes de Briançon, des rencontres sur la situation à la frontière devaient avoir lieu à la Maison des Lycéens. Les intervenant·es, un avocat et des membres de Tous Migrants avaient préalablement été reçu· es par le proviseur. Rencontre cordiale. Dates fixées. Mais voilà que c’est remonté aux oreilles des quelque parents pas contents, puis plus haut encore, aux oreilles de la préfecture. Le proviseur se voit contraint d’annuler les rencontres.</p>
<h3>29 mars</h3>
<p>En prenant pour prétexte la candidature des Alpes françaises pour l’organisation des JO 2030, le conseil régional de la Région PACA vote une enveloppe d’un million d’euro par an jusqu’en 2030 pour participer à renforcer les équipements des forces de l’ordre dans les territoires al
pins. Les agents de la PAF et les gendarmes vont avoir leurs lots de nouveaux joujoux « adaptés au
terrain de montagne ». Annoncées pour 2025, les patrouilles en luge et les bonnets-pompon à gyrophare bleu.</p>
<h3>30 mars</h3>
<p>C’est lors de l’assemblée générale annuelle du Refuge Solidaire que, ni vu ni connu, la mention de «l’inconditionnalité de l’accueil» est retirée des statuts de l’association. Certain·es d’entre nous étaient dans la salle. On n’a même pas tiqué, comme si ça allait de soi. Sacré symbole quand même.</p>
<h3>25 avril</h3>
<p>La Défenseure des Droits Claire Hédon dénonce des violations « systématiques » des droits des personnes, en particulier des demandeur·euses d’asile et des mineur·es isolé·es, à la frontière franco-italienne. Elle épingle aussi des privations de liberté « arbitraires » et « indignes ». Ce sont les résultats de deux ans d’enquête menée sur les comportements de la police aux frontières à Montgenèvre et Menton. Ça fait plaisir bien sûr. Après, si elle avait passé un coup de fil à Michel, il lui aurait expliqué tout ça en 15-20 minutes.</p>
<h3>15 mai</h3>
<p>Adopté par le Parlement européen, le nouveau « Pacte sur la migration et l’asile », qui marque une ultérieure régression des droits fondamentaux des personnes migrantes et exilées. Parmi ses points forts, la généralisation de « l’approche hot-spot », expérimentée depuis 2015 en Grèce et en Italie et constamment dénoncée par les associations, aussi bien que l’application de procédures administratives de plus en plus expéditives, qui auront pour conséquences le déni du droit d’asile et la massification de la détention aux frontières extérieures. La stratégie est claire, et pas nouvelle: la frontière ne tombe pas, mais elle s’éloigne de nos appartements chauffés et climatisés.</p>
<h3>19 mai</h3>
<p>La fonte des neiges révèle un nouveau cadavre, retrouvé à 2300 mètres d’altitude, dans la
Vallée Étroite, tout près de la frontière. Son identité n’a pas encore été établie, mais plusieurs indices laissent croire qu’il s’agirait d’une personne qui essayait de passer sans les fichus papiers. Elle serait donc la treizième victime de cette frontière depuis 2018. Les «tendres preuves du printemps» ont chez nous un sens bien macabre.</p>
<h3>29 mai</h3>
<p>Les rencontres annulées au lycée en mars, ont finalement lieu au détour d’un pique-nique hors les murs. Une chaleureuse occasion pour les lycéen·nes de s’informer, de débattre et de refaire une beauté au mémorial qui n’a de cesse d’être endommagé par des anonymes fâchés, p’tet même facho. N’en déplaise aux parents indignés et à la préfecture, la jeunesse se rebelle !</p>
<h3>18 juin</h3>
<p>Une amie assiste à l’interpellation d’un passant, dans le centre-ville briançonnais, par la police nationale. Surprise par le ton très agressif des agent.es, l’amie intervient : « Vous pourriez lui parler autrement ». « Toi la vielle dégage ! », lui répond un des agents, « Laisse nous faire notre travail ! ». Elle s’éloigne et prend la scène en photo, quand un autre agent s’avance vers elle et la saisie par l’épaule. Il lui arrache des mains le téléphone, efface les photos et jette l’appareil par terre. Pendant ce temps un autre agent demande à notre amie ses papiers, la menaçant d’une main
courante. « Mais pourquoi ?? ». «Vous avez résisté quand je vous ai pris le téléphone ».</p>
<h3>18 juin bis</h3>
<p>A la fin de cette interpellation, le «passant» est placé en garde à vue et transféré vers le CRA de Marseille, d’où il sera reconduit chez lui quelques jours plus tard, avec une assignation à résidence de 45 jours, renouvelable une fois. Nous comptabilisons depuis septembre six transfert en CRA pour des personnes sans papiers résidentes depuis longtemps à Briançon. Des six transferts, aucun n’a conduit à une expulsion jusqu’à présent, heureusement.</p>
<div class="footnote">
<hr>
<ol>
<li id="fn:1">
<p>Le Pado c’est le squat qui a hébergé les gens qui passent la frontière pendant les deux mois de fermeture du Refuge, et qui a continué d’héberger celleux que le Refuge, une fois rouvert, mettait à la porte au bout des trois jours réglementaires de l’accueil «inconditionnel» : voir Le Pado, Carnet de bord de Zahra M., dans les pages qui suivent. <a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:2">
<p>On parle de Les engagés d’Emilie Frèche (2002), de Les survivants de Guillaume Renusson (2022) et de La tête froide de Stéphane Marchetti (2024). <a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">↩</a></p>
</li>
</ol>
</div>Calais : ça existe le deuil solidaire ?2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/calais-ca-existe-le-deuil-solidaire.html<p><em>Voici une interview de deux bénévoles de Woodyard. On y apprend plein de choses, jojo et moins jojo. On y trouve beaucoup de questions et de doutes, notamment autour des choix que nous faisons pour nous engager, nous les blancs qui passons du temps sur les frontières et qui partageons …</em></p><p><em>Voici une interview de deux bénévoles de Woodyard. On y apprend plein de choses, jojo et moins jojo. On y trouve beaucoup de questions et de doutes, notamment autour des choix que nous faisons pour nous engager, nous les blancs qui passons du temps sur les frontières et qui partageons pour un bref moment la vie des personnes de passage. La vie et parfois la mort aussi. Y a autant de possibilités que d’individus, alors si tu lis cet article, c’est l’occasion pour toi, comme pour Paule et Julien, de te demander : et moi, pour quoi je suis là ?</em></p>
<p><img alt="Arbres vue du dessous" src="../images/02/calais/bois2.jpg"></p>
<p>J’avais envie de parler de Calais, j’avais envie de demander ce qui fait qu’on y passe du temps, dans ce nord tout gris en hiver, comment on s’y engage. J’avais envie de raconter une histoire personnelle qui s’inscrit dans la grande histoire du racisme d’État et des violences institutionnelles, et puis surtout j’avais pas envie de vous rajouter un texte factuel accablant et déprimant à souhait… Pour bien se renseigner et avoir les dernières infos sur la situation précise à Calais, y a un tout dernier rapport de Humans Rights Observer<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>. Ici, c’est le témoignage de Julien et Paule, bénévoles au Woodyard à Calais, qui nous plonge dans un récit d’engagement, de questionnements et de colère<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>. Bon, c’est quand même un peu accablant et déprimant, désolée.</p>
<p>Pour démarrer la conversation, j’ai simplement envie de savoir ce qui les amène à Calais. Julien se lance et me confie : « Avec mon ex-copine, on est parti il y a deux ans en quête d’un changement. On a pris la route vers la Scandinavie pour travailler dans une ferme. Mais ça n’était pas ça. Ça clochait. Mon ex a dit «Je veux aller à Calais», et j’ai suivi ». Très vite elle est partie : « Elle a difficilement supporté le cumul entre les conditions de vie en coloc de bénévoles, l’urgence permanente, et la dureté du terrain ». Il la comprend, mais reste. Il précise qu’« elle n’abandonne pas pour autant l’envie de lutter, et reprend ses études pour se spécialiser en droit des étrangers. Sa bataille, elle veut la mener sur le plan légal».</p>
<p>Ça nous fait parler des complémentarités des luttes. De qui fait quoi, et surtout de quelle énergie on a à certaines périodes de notre vie, à quoi on croit, comment on veut lutter. </p>
<p>Pour Julien, même s’il n’a pas de « connaissance particulière du terrain, ça a fait sens de venir filer la main. » Il reste plusieurs mois en 2022 et revient en 2023.</p>
<p>Pour Paule, c’est une toute autre histoire. Elle me raconte qu’elle a connu déjà plusieurs terrains, plusieurs lieux d’accueil des personnes en exil, plusieurs assos différentes, en salariat et en bénévolat. Après un bénévolat en Serbie « sur une frontière lointaine, j’ai eu un pincement au cœur, je me suis dit que la prochaine fois j’irai à Calais, m’engager au plus près de chez moi ». </p>
<p>Quand elle dit ça je me pose la question : comment on choisit un terrain de lutte ? Pourquoi on est sur un lieu plutôt qu’un autre ? Pourquoi en France ou à l’étranger ? J’aime bien ces questions parce qu’elles forgent l’humilité : on a toustes plusieurs raisons de venir s’engager sur un terrain, et si tu te poses la question, ça force à la nuance. Paule, les questions et les remises en question de la question, elle pratique constamment. Ça fait des nœuds dans le ventre et dans la tête, mais c’est sa force. C’est le seul moyen « de ne jamais se laisser aller à devenir dominante, à s’installer dans une position de sauveuse ». </p>
<p>Depuis, iels sont revenus. Bénévolement. Travailler beaucoup gratos. Iels y sont déjà depuis plus de 6 mois.</p>
<p>Iels ne savent pas si iels sont légitimes à me parler de Calais. « On a un point de vue orienté via notre pratique spécifique, notre vision a un biais ». J’aime bien cette sincérité, ça me donne encore plus envie de les écouter.</p>
<p>Cette année, Woodyard sera leur petite maison associative. Une maison symbolique, qui va guider leurs pas et leurs engagements, rythmer leurs journées, appliquer ses règles. Une maison du cœur où iels vont tenter de créer un climat doux, où on peut pleurer, crier de colère et réfléchir. Un réconfort dans un monde où dehors l’hiver gronde d’intempéries, de violences policières et de morts.</p>
<p>Le Woodyard achète du bois - environ 40 000 euros chaque automne/hiver, principalement des chutes de scieries - le coupe et le distribue partout où il y a besoin de se réchauffer un peu, de cuisiner. Il y a aussi d’autres missions, comme la diffusion d’information aux personnes exilées qu’on rencontre sur le terrain. Ou encore le fait d’orienter vers d’autres asso si on rencontre des mineur·es isolé·es, des familles ou des femmes qui ont des demandes spécifiques.</p>
<p>Pour Paule, « c’est important de répondre à une nécessité primaire. Le plaidoyer, les observations, les animations en centre d’hébergement, les accompagnements sociaux c’est essentiel aussi, mais ça commençait sacrément à me gêner dans mon rapport aux personnes en exil. Là, j’ai l’impression d’être dans un rapport plus direct dans mon action. »</p>
<p>Julien enchaîne et plaisante : « Bon... il y a des gens qui disent que Woodyard, c’est un peu l’aristocratie au sein des assos, car c’est un des rôles les plus faciles, distribuer un bien qui ne crée pas de tensions, qui se partage ». Surtout que Woodyard a pour politique d’«aller vers». Les bénévoles « ont le confort du cas par cas » car iels vont à la rencontre des personnes. Paule détaille : « tu peux ne pas donner de bois si les personnes n’en veulent pas car iels se sont débrouillé·es autrement, ou à l’inverse en donner plus… Bon parfois ça merde, le bois est merdique et tout mouillé… »</p>
<p>Je m’interroge. C’est ça alors la définition du confort à Calais ? Pouvoir écouter les besoins des gens et agir en fonction?</p>
<p>A priori oui, car « certain.e.s copaines d’Utopia 56<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup> font des terreurs nocturnes à cause de leurs actions au quotidien. Le matériel manque, les conditions sont de plus en plus précaires, les camps sont démantelés tous les deux jours par les policiers. Iels sont pouss·ées à faire des choix impossibles : à qui donner une tente pour dormir, un pantalon sec, des chaussettes chaudes… ». </p>
<p>Les lieux de vie sont plus dispersés qu’avant et les personnes poussé·es dans des zones plus reculées. La mairie et la préfecture mettent en place une politique de «zéro point de fixation» en creusant des tranchées, en installant des rochers et en interdisant le stationnement dans certaines rues et zones que les associations utilisent au quotidien. La mairesse aime pourtant dire que la mairie de Calais « a fait tout ce qui était en son pouvoir » <sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup>. La situation reste catastrophique. D’autant plus que Calais et tout le nord de l’hexagone ont été balayés par des tempêtes et des inondations. Paule et Julien confirment « que depuis cette année, c’est pire, y a des rochers et des grilles partout en centre ville pour empêcher toute installation sous les ponts ou proche des gares. Ça pousse les gens à s’éparpiller, à devenir invisible pour les locaux, et avec les conditions météo de cet hiver, le quotidien était vraiment rude ». C’est une méthode qui devient un classique des institutions publiques aux frontières, et ça marche : « y a moins d’indignation, les Calaisien·nes s’habituent. Ça dérange moins. Les cabanes de fortune sont détruites, le matériel de base confisqué, et on en vient de manière complètement incohérente et absurde à regretter le temps de la « Jungle de Calais », où il y avait une visibilité, une force commune, un point de rassemblement… On le sait pourtant, que certain·es des locaux restent concerné·es ! Pendant l’hiver, un entrepôt Amazon<sup id="fnref:5"><a class="footnote-ref" href="#fn:5">5</a></sup> a été réquisitionné pour stocker les dons et aides matérielles à destination des réfugié·es... Mais c’était seulement pour les personnes réfugiées ukrainiennes. On leur en veut pas bien sûr, à ces messieurs-dames-enfants qui fuient une guerre, mais la dimension clairement raciste du geste rajoute une couche à la colère ».</p>
<p>Iels ajoutent : « le pire, cette année, c’est l’augmentation du nombre de mort·es à la frontière, dans l’indifférence quasi totale, ça fout la rage. Depuis le début de l’automne, on a la sensation que ça arrive toutes les semaines ». Ça fout les poils.</p>
<p>Dans le numéro un de Ravages, on avait terminé la revue par une carte des mort·es à la frontière franco-italienne haute, depuis 2018. Le Ravages a paru et cette liste funèbre a augmenté. Y a aujourd’hui douze personnes décédées à la frontière franco-italienne du côté de Briançon. En 1999, Calais, la frontière française la plus gardée et militarisée, comptait déjà un premier mort « inconnu ». S’ouvrait alors une longue liste qui compte au moins 405 personnes. Ce n’est qu’une estimation, basée sur les mort·es identifié·es ou retrouvé·es.</p>
<p>Depuis que Paule et Julien ont commencé leur bénévolat à Calais en octobre dernier, il y a eu 24 mort·es<sup id="fnref:6"><a class="footnote-ref" href="#fn:6">6</a></sup>.</p>
<p>Julien, cynique, me rappelle que « la police aime tweeter avec un enfant enveloppé dans une couverture de survie, en disant «ici nous sauvons des vies» »<sup id="fnref:7"><a class="footnote-ref" href="#fn:7">7</a></sup>. Mais chaque semaine, ils en ôtent aussi. « La militarisation de la frontière, les politiques racistes, voilà ce qui tue » rappelle Paule. Le préfet, le maire, le flic, le Président de la République, de la Commission Européenne, les hommes et femmes qui travaillent chez Frontex - c’est eux qui tuent, même si c’est indirect. La question de la responsabilité pénale se pose. Les personnes qui sont contraintes de traverser des autoroutes la nuit, de se cacher encore plus longtemps, de s’épuiser, de faire des trajets en bateau toujours plus longs, c’est bien parce qu’il y a des flics, des drones, des caméras, des barbelés… Calais, c’est la plus grande concentration de flics par habitant en France. ».</p>
<p>Plus les années avancent, plus les mort·es se dispersent sur la côte et dans les terres<sup id="fnref:8"><a class="footnote-ref" href="#fn:8">8</a></sup>. Entre l’interview début avril et la relecture du texte le 12 du même mois, je regarde à nouveau la liste: il y a deux nouvelles personnes. </p>
<p>Silence. </p>
<p>Alors quoi ? Comment on gère l’insupportable ? La débrouille…comme d’habitude. S’organiser un minimum.</p>
<p>D’abord, une commémoration systématique le lendemain de chaque décès, un moment de recueillement : une minute de silence, un micro ouvert, un nom ou plusieurs dits à haute voix. Des morts qu’on ne connaît pas, mais qu’on ne veut pas oublier. Pas cacher. Pas facile de porter un deuil dans ces conditions. La peur, d’en faire trop ou pas assez, de mécaniser la réaction, de pas s’endeuiller assez, de ne pas avoir la légitimité de commémorer des morts sans leurs proches.</p>
<p>Un groupe «Décès» a été créé<sup id="fnref:9"><a class="footnote-ref" href="#fn:9">9</a></sup>. Un groupe de travail qui s’active à chaque personne disparue…Quand un message funeste arrive, se met en place une recherche pour tenter d’identifier le corps, faire le lien avec des ami·es, de la famille. Le groupe Décès lance des collectes de fonds pour les funérailles des personnes décédées, pour leur éviter un enterrement au « carré des indigents »<sup id="fnref:10"><a class="footnote-ref" href="#fn:10">10</a></sup> dans l’indifférence la plus arrangeante. Il y a aussi la possibilité de demander le rapatriement du corps ou d’accompagner les familles des personnes décédées lors de l’identification du ou des corps à la morgue.</p>
<p>Paule, la mort, elle l’a pas mal côtoyée dans sa famille, elle sait que vite le cerveau humain se met à renvoyer de l’énergie, pour continuer d’avancer. « Tu es au taf, entre deux trucs, et ton tel vibre, c’est le message qui te fout la boule au ventre. Pendant quelques minutes tu sais plus comment reprendre ta tâche en cours. Et puis tu la reprends comme un réflexe, parce qu’il y a tous les autres, les vivants». Elle dit, avec une honnêteté déchirante, que « parfois tu es à la commémoration, tu ressens rien, tu es vide, mais debout le regard droit, alors tu serres dans tes bras l’ami·e qui ce jour craque ». La semaine suivante, Paule sait que les rôles s’inverseront. </p>
<p>Je me dis intérieurement : c’est quoi les étapes d’un deuil pour des gens qu’on connaît pas ? Ça existe le deuil solidaire ? C’est pas bizarre un peu ? Ça serait comme un deuil empathique, un deuil de rage ?</p>
<p>Paule et Julien me disent qu’iels ont été à des enterrements en ce début d’année. Je reste un peu sans voix, ça remet une couche de questions : ça laisse quoi comme traces, d’enterrer un·e inconnu·e ? Ça veut dire quoi d’associer son militantisme à un acte si intime, si privé ? Bon, je demande : pourquoi vous y êtes allé·es ?</p>
<p>La réponse ne peut pas être plus simple, la plus logique de toute, « parce que les proches de la personne décédée l’ont demandé ». Ça ne vient pas d’elleux, ce n’est pas à elleux de décider ça. C’est une demande. </p>
<p>C’est un geste pour honorer une demande. Pour la petite fille de 7 ans décédée le 3 mars dernier suite au naufrage d’une embarcation sur le canal de l’Aa à Waten, Paule m’explique que « la famille a demandé à ce qu’il y ait du monde à l’enterrement ». </p>
<p>Iels y sont allé.es. Aller accompagner la perte d’un enfant. On est bien loin de la mission distribution du bois. Mais au final pas si loin de la logique : un besoin, une réponse. On peut imaginer que les conséquences psychologiques ne seront pas les mêmes. </p>
<p>Le père a pris la parole pendant la cérémonie et a remercié celles et ceux qui sont venu·es. « Merci à tous d’être venus aujourd’hui, vous faites partie de notre famille maintenant ».</p>
<p>Paule et Julien me racontent enfin que le dernier truc lourd qu’iels aient eu à vivre à Calais, c’est pour un jeune homme mort en mars aussi. « Des personnes sont venues vers nous pendant une distribution de bois, pour nous dire quelque chose sur un de leurs amis. On n’a pas bien compris sur le moment, on a fini notre distribution et on est revenu·es les voir. Là, on a pris le temps et on a compris : «notre ami est tombé à l’eau, on ne sait pas où il est». On a averti le coordo et le groupe Décès. Tout le réseau s’est mis en mouvement. Par message, on a eu la confirmation qu’une personne avait disparu, on a reçu sa photo. Et on a dû la montrer à ses amis… » </p>
<p>Paule poursuit : « quand j’ai reçu la photo sur mon téléphone, que j’ai vu un visage, c’était vraiment plus dur qu’une commémoration. Fallait affronter l’inquiétude des proches, leur montrer la photo, leur laisser nous confirmer qu’on parlait de la même personne. Ça nous a sonné ». </p>
<p>Je me dis qu’il y a de quoi. Julien précise : « pour la première fois je suis sorti de la vision politique, pour aller dans l’intimité d’un proche en souffrance. On se raccroche à l’idée que c’est important de dire leur nom, de dire une autre vérité. Heureusement qu’il y a le groupe Décès, car le pire du pire serait que vraiment personne n’en ait rien à foutre. Le corps du jeune homme a été retrouvé une semaine après sa disparition, dans un canal, alors que la police cherchait un blanc disparu».</p>
<p>Pour faire face à ça, « on n’a pas encore trop d’outils, on s’auto-forme. Au sein de la coloc de Woodyard, on essaie de se parler, de laisser la sensibilité de chacun·e s’exprimer, d’accepter de pleurer».</p>
<p>Paule et Julien, merci.</p>
<div class="footnote">
<hr>
<ol>
<li id="fn:1">
<p>Dernier rapport du HRO sur les violences policières à Calais :https://www.auposte.fr/exiles-a-calais-quand-letat-fait-le-pari-de-la-violence-le-rapport-qui-accable/ <a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:2">
<p>Pour voir le détail du programme de Woordyard : https://lauberge-desmigrants.fr/fr/nos-actions/pro-ject-woodyard/ <a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:3">
<p>« Depuis le démantèlement de la jungle de Calais en 2016, des personnes exilées continuent de tenter de se rendre en Angleterre et sont bloquées à Calais. Une équipe Utopia 56 est présente depuis 2015 à Calais pour leur apporter une aide matérielle d’urgence et dénoncer les violations de droits humains et violences policières. » - https://utopia56.org/calais/ <a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:4">
<p>Déclaration pendant un conseil municipal début avril de la mairesse de Calais. <a class="footnote-backref" href="#fnref:4" title="Jump back to footnote 4 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:5">
<p>Ça aussi ça la fout mal, mais bon, c’est encore un autre sujet à distribution de claques. <a class="footnote-backref" href="#fnref:5" title="Jump back to footnote 5 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:6">
<p>L’article est rédigé début avril 2024 <a class="footnote-backref" href="#fnref:6" title="Jump back to footnote 6 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:7">
<p>Tweet du 27 mars 2024 de la préfecture des hauts de France et du Nord #SoutienAuxFSI «Chaque jour et dans des conditions difficiles, les policiers et gendarmes sauvent des vies en luttant contre les traversées maritimes. Les services de l’État sont et resteront entièrement mobilisés contre les réseaux criminels de passeurs. Nous ne lâcherons rien.» - https://twitter.com/prefet59/status/1773062291711316209 <a class="footnote-backref" href="#fnref:7" title="Jump back to footnote 7 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:8">
<p>« La carte chronologique de ces «cold cases» permet d’énoncer une cruelle vérité : à mesure que la frontière s’est militarisée, les exilé·es n’ont pas moins essayé de franchir les 50 kilomètres qui séparent la France de l’Angleterre, mais iels ont usé de modalités plus risquées et souvent plus lointaines : d’abord les navires, ensuite le site Eurotunnel, puis les aires de repos en amont de Calais, la rocade menant au port, la Belgique… pour aboutir aujourd’hui aux tentatives par la mer. Depuis 1986 et le traité de Canterbury, d’engagements en accords bilatéraux, Calais se bunkerise (barrières, barbelés, vidéosurveillance, effectifs de police et de gendarmerie en hausse, patrouilles à cheval, en quad, à moto ou 4x4, drones, etc.) et les morts s’ajoutent aux morts.» -https://lesjours.fr/obsessions/calais-migrants-morts/ep1-memorial/ <a class="footnote-backref" href="#fnref:8" title="Jump back to footnote 8 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:9">
<p>Ici tu peux donner des sous au groupe décès ! https://laubergedesmigrants.fr/fr/support/groupe-deces/ <a class="footnote-backref" href="#fnref:9" title="Jump back to footnote 9 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:10">
<p>Terme plus politiquement correct pour dire fosse commune. Caveau sans pierre tombale, sans ornements... <a class="footnote-backref" href="#fnref:10" title="Jump back to footnote 10 in the text">↩</a></p>
</li>
</ol>
</div>Est-ce que tu m'aimes vraiment ?2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/est-ce-que-tu-maimes-vraiment.html<p><em>Tiens, tiens, en voilà un drôle d’article. L’amour ? Mais c’est quoi le rapport avec les frontières ? L’amour c’est unique, c’est intime, ça ne concerne que celleux qui s’aiment et personne d’autre, ça flotte allègrement au-dessus des inégalités de pouvoir, c’est le …</em></p><p><em>Tiens, tiens, en voilà un drôle d’article. L’amour ? Mais c’est quoi le rapport avec les frontières ? L’amour c’est unique, c’est intime, ça ne concerne que celleux qui s’aiment et personne d’autre, ça flotte allègrement au-dessus des inégalités de pouvoir, c’est le rempart et la solution à la haine, la violence, l’ignorance… non ? Et bien non, grande patate ! Le sentiment amoureux est le produit d’histoires sociales et sentimentales particulières<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>. Les manières d’aimer, de désirer, de s’attacher et de se séparer ne sont pas universelles mais varient selon tout un tas d’influences, comme l’âge, le genre, la classe, ou la nationalité. Parmi ces influences il y a aussi la loi. En France, le droit des étrangers et le droit administratif régissent l’accès des personnes étrangères aux titres de séjour lorsqu’elles sont dans des relations amoureuses avec des citoyen·nes français·es. Les personnes dans des relations mixtes (un·e citoyen·ne et l’autre pas) doivent fournir des preuves de leur amour et de leur vie commune à l’administration pour espérer accéder à la légalité. Alors certes, collectionner les factures EDF et les photos de vacances pour pouvoir les montrer au préfet n’est pas ce qu’il y a de plus romantique, et pourtant de nombreux couples mixtes se retrouvent chaque année à devoir justifier leur amour, sous la menace de l’État qui se fait juge de l’intime et des sentiments.</em></p>
<p><em>Alors à quoi ça ressemble, l’amour avec l’État au milieu ? Comment est-ce que la quête de régularisation infuse le quotidien des couples mixtes ? Et comment les preuves administratives dans les relations mixtes peuvent-elles contribuer à reproduire un amour genré, toxique, et cumulant dépendances affective et administrative ?</em></p>
<p><em>Cet article est une discussion entre trois femmes cis blanches (qu’on a poétiquement nommées B, C, D) qui relationnent ou ont relationné avec des hommes sans papiers, pour mieux comprendre les questions de domination qui se jouent dans les relations amoureuses mixtes hétérosexuelles. Plus particulièrement, on s’est demandé quelles étaient les conséquences intimes du gouvernement des sans-papiers par la menace<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>. Dans les entretiens qui suivent, plusieurs femmes évoquent les attachements contradictoires que ces obligations – réelles ou anticipées – font peser ou ont fait peser sur leurs relations amoureuses avec des hommes sans-papiers. Elles parlent de culpabilité blanche, de racisme ordinaire et de domination masculine. En tant qu’expériences intimes de l’ingérence étatique, les relations mixtes nous invitent à questionner les manières dont l’État transforme l’intime et érige des limites entre les amours acceptables et les inacceptables.</em></p>
<p><em>On a voulu collecter les témoignages de personnes sans-papiers dans des relations mixtes aussi, mais ça ne s’est pas fait. Parce que nos réseaux sont surtout féminins, surtout blancs (qu’on se le dise), et parce que les copains ou ex-copains racisés de nos amies considèrent qu’ils sont déjà assez scrutés dans leur couple pour en parler publiquement ici : leur perspective sur ce que ça fait d’être en trouple avec l’État n’apparaît donc pas dans cet article. Ça nous a fait douter. On s’est dit que c’était moyen de publier un article sur les couples mixtes en s’appuyant uniquement sur l’expérience de nos amies blanches. En même temps, y’a pas beaucoup de textes autour de nous qui parlent de relations mixtes entre militant·es blanc·hes et sans-papiers. Ça nous paraissait important de publier le peu de témoignages qu’on avait, aussi partiels et partiaux soient-ils. C’est un début, donc. Et qui sait ? Peut-être qu’à cette première lecture s’aggloméreront bientôt les témoignages d’autres personnes concernées qui ne se sentent pas, ou peu, représentées ici.</em></p>
<p><img alt="Dessin : des personnages se mélangent, on ne distingue pas les membres des uns de ceux des autres" src="../images/02/est-ce%20que%20tu%20m'aimes%20vraiment/REL1.JPG"></p>
<p><strong>C :</strong> C’était une histoire très brève. On s’est vus quelques mois et ça s’est arrêté, parce que c’était trop prise de tête. Il y avait trop de décalage entre nous. C’est une personne qui pouvait dire « je t’aime » très vite, faire des grandes déclarations, et moi je ne suis pas habituée. Ça m’avait séduite au début, ce côté sécurité affective que je n’avais pas trouvé dans d’autres relations. D’emblée c’est rassurant quand on te dit « je t’aime » ou quand la personne en face de toi est prête à s’engager, alors qu’elle te connaît à peine. Je l’ai rencontré au refuge<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup> où il était accueilli. Il était en situation d’infériorité par rapport à moi parce qu’il n’avait pas de papiers, et pour moi c’était compliqué de mettre des limites à ses déclarations parce que je me sentais coupable. Je me disais : cette personne est dans une situation de merde et je me sens obligée de répondre à ses attentes. J’avais conscience de mes privilèges et je n’avais pas envie d’en jouer, mais c’était compliqué. Je me suis laissée embarquer dans cette culpabilité et ça m’a dépassée. J’ai préféré arrêter la relation avant que ça aille plus loin.</p>
<p><strong>D :</strong> Comment ça s’est passé la séparation ?</p>
<p><strong>C :</strong> J’ai eu du mal à mettre fin à la relation, parce que cette personne ne comprenait pas que je ne voulais plus d’une relation amoureuse, mais que je voulais garder notre relation amicale. Il est revenu à la charge souvent. Il ne respectait pas mes limites. Peut-être que je n’étais pas assez claire, en tout cas on a fini par ne plus se parler du tout, parce que ça ne fonctionnait pas. Aujourd’hui je me dis qu’on était dans une relation d’aide qui prenait beaucoup de place, dès le début. Administrativement pour lui c’était compliqué, donc moi je lui expliquais plein de choses, et ça m’a épuisée. C’était dur parce que j’avais l’impression de laisser cette personne dans la merde, alors qu’elle avait d’autres personnes-ressources, mais je culpabilisais quand même.
<strong>D :</strong> Il t’a déjà fait des reproches par rapport à ça ?</p>
<p><strong>C :</strong> Non, jamais. C’est moi qui m’investissais d’une mission. Lui, il me demandait des trucs mais sans vouloir être une charge. Moi j’allais au-devant de ses demandes. J’étais dans une logique de sauveuse. L’autre chose compliquée c’est qu’on vivait à Briançon. C’est tout petit comme ville, et moi je ne voulais pas que notre relation se sache, alors on se voyait dans des endroits où j’étais sûre de ne croiser personne. J’avais peur du regard des gens parce que j’étais moi-même pas sûre de cette relation, ou de pourquoi j’étais dedans. J’avais tellement de questions dans la tête que je n’avais pas envie d’avoir en plus des regards extérieurs dessus. C’était trop tôt. C’était pesant au quotidien. Je n’avais pas le courage.</p>
<p><strong>D :</strong> Et tu penses que sans ces questions administratives t’aurais pu rester dans cette relation ?</p>
<p><img alt="Dessin : des personnages se mélangent, on ne distingue pas les membres des uns de ceux des autres" src="../images/02/est-ce%20que%20tu%20m'aimes%20vraiment/REL2.JPG"></p>
<p><strong>C :</strong> Je pense, oui. Je me suis clairement dit : j’ai la flemme de m’embarquer là-dedans. J’ai arrêté cette relation parce que j’ai déjà eu pas mal d’histoires compliquées avant, et j’avais plus le courage de recommencer. C’est une question d’usure. Je me suis dit non, plus de lourdeur pour moi. Peut-être que s’il n’y avait pas eu de différence de statut entre nous ça aurait été plus léger et je me serais sentie d’aller plus loin, mais là ça me paraissait trop. Trop de problèmes trop tôt. Mais du coup je me demande comment ça marche pour les relations mixtes qui tiennent dans le temps. Comment vous avez fait vous au début, et comment vous faites maintenant ?</p>
<p>B: Moi je suis encore dans une relation mixte. On s’est rencontré à Briançon. Il vivait là depuis longtemps quand je suis arrivée, il avait un lieu de vie, il avait son espace à lui, il ne venait pas de traverser la frontière, je pense que ça a aidé au début. Puis est venue la question de la régularisation et du PACS. Mélanger la question des papiers à l’amour, c’est compliqué. Est-ce que le PACS, c’est juste une formalité administrative ? Ou une preuve d’amour ? Les deux se mélangent toujours. Au début, je pensais pouvoir dissocier le couple administratif et le couple amoureux, mais en pratique, ça ne fonctionne pas, en tout cas pas pour moi. Le problème avec le fait de commencer une procédure de régularisation, c’est qu’il faut se projeter dans un engagement de plusieurs années. C’est-à-dire qu’il faut d’abord prouver un an de vie commune, et la personne peut accéder à un titre de séjour d’un an. Mais ce titre de séjour ne sera renouvelé que s’il y a encore vie commune. Puis il aura un titre de séjour de deux ans, renouvelé s’il y a vie commune. Et normalement, au bout de ces trois ans, il a un titre de séjour pluriannuel, de cinq ans, si tout va bien. Donc il faut se projeter sur au moins trois ans, voire plus. Ce qui est compliqué, c’est de se dire que si jamais tu t’engueules, si jamais tu ne peux même plus être ami·e avec la personne et que tu la quittes, alors il n’aura pas son renouvellement de titre de séjour. Et cela ajoute une autre dimension à la rupture. À Briançon j’ai rencontré une personne qui s’était mariée avec un gars sans-papiers qui avait eu ses papiers, et elle disait que dans ce genre de relations il y avait toujours au moins deux formes de domination : la domination des blanches sur les sans-papiers et la domination des hommes sur les femmes. Et donc chaque fois qu’on parle de culpabilité blanche, il y a aussi la question de l’hétérosexualité et des structures patriarcales. Est-ce que je me sens coupable parce que je suis blanche ou parce que je suis une meuf ? Les deux. Mais si je refuse de me plier à tes demandes en tant que meuf, c’est aussi une forme de domination.</p>
<p><strong>C :</strong> Oui, à cette question de culpabilité blanche se mêle aussi une culpabilité très genrée, celle d’une meuf. On se remet en question constamment, on va toujours au-devant des besoins de l’autre, on n’a pas envie que la personne se sente mal.</p>
<p><img alt="Dessin : des personnages se mélangent, on ne distingue pas les membres des uns de ceux des autres" src="../images/02/est-ce%20que%20tu%20m'aimes%20vraiment/REL3.JPG"></p>
<p>B: Oui c’est sans fin. Alors si les relations hétéros sont déjà prises de tête de base, c’est sûr que relationner avec une personne sans-papiers ça rajoute des complications, et ça enlève beaucoup de légèreté. Il faut compter la soixantième facture en essayant de laisser un peu de place au romantisme. Dans mon couple, j’ai l’impression qu’on aborde beaucoup ces questions. Peut être même qu’on les a trop abordées dès le début et que c’était vraiment lourd pour tous les deux. On a eu l’impression que c’était impossible. Et puis la question des papiers, ça instaure aussi un doute permanent. Est-ce qu’il est avec moi pour avoir ses papiers ou est-ce qu’il m’aime vraiment ? En fait Z dans notre couple il est doublement surveillé : par l’administration et par moi, qui lui demande des preuves d’amour. Et ça je l’ai réalisé sur le tard, mais je sais que mes questionnements sur sa sincérité, sur son engagement, ça a été hyper dur à vivre pour lui. En même temps j’aurais été naïve de ne pas me poser la question. Parce que ça existe, les mecs qui séduisent des femmes blanches pour les papiers. Et en même temps, il y avait de la méfiance par rapport à mes intentions à moi aussi. Il avait peur que je l’utilise comme une caution militante. La méfiance, du coup, elle vient des deux côtés. Sauf que pour la personne sans les bons papiers dans le couple, la menace est triple : elle vient de l’administration (qui te demande des preuves de vie commune), de la personne avec qui tu relationnes (qui peut te larguer du jour au lendemain et te laisser dans une situation administrativement compliquée) et de son entourage, de sa famille et ses potes qui doutent parfois aussi de tes intentions. A tout ça se mélangent les différences de culture, de classe sociale, etc.</p>
<p><strong>D :</strong> C’est trop chiant parce que c’est la période du couple où t’es censée pas te prendre la tête, où t’es amoureux·se et tout va bien, et ça se transforme en mal-être permanent.</p>
<p>B : Oui, et puis ça te met des contraintes énormes aussi. Prouver la vie commune à l’État ça veut aussi dire que tu dois être un·e bon·ne citoyen·ne. Tu peux difficilement vivre en squat, tu paies ton loyer, tes factures, tu gardes le ticket de caisse quand tu vas faire tes courses, tu es dans une course aux preuves permanente... Il y a des collectifs qui nous aident pour constituer le dossier qu’on devra déposer à la préfecture. Une personne dans un collectif m’expliquait que pendant notre entretien à la préfecture, il n’y a que moi qui aurai le droit de parler, et pas Z. C’est jamais l’étranger qui parle, toujours la personne française. C’est terrible, c’est aussi se dire que la personne étrangère, qui a fait tout ce chemin, doit passer par une autre personne pour recevoir ses papiers. Ça peut créer un sentiment de redevabilité qui peut être très lourd. Et puis il y a un peu un truc de « tu auras tes papiers si tu arrives à séduire une meuf blanche, si tu es un partenaire exemplaire ». Il y a pas mal de films qui mettent en scène une meuf française qui tombe amoureuse d’une personne qui a pas les bons papiers. Et c’est toujours une meuf qui soit a perdu son mari, soit est en dépression. Et le mec sans les bons papiers, c’est le seul qui arrive à séduire la meuf, et donc il aura ses papiers parce que c’est un bon partenaire, un bon mari (et donc un bon candidat à la citoyenneté)<sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup>.</p>
<p><img alt="Dessin : des personnages se mélangent, on ne distingue pas les membres des uns de ceux des autres" src="../images/02/est-ce%20que%20tu%20m'aimes%20vraiment/REL4.JPG"></p>
<p><strong>D :</strong> Au Planning Familial, j’ai rencontré un Nigérian sans-papiers qui vit en France depuis six ans. Il racontait qu’avoir une relation amoureuse avec une meuf blanche, c’était trop compliqué. Se mettre en couple avec une meuf blanche, pour lui, ça voulait dire se plier aux injonctions d’intégration, se montrer en accord avec les valeurs de la République et tous les délires assimilationnistes jusque dans le quotidien, dans l’intimité. C’est s’adapter encore plus profondément à des façons de faire qui ne sont pas les siennes. En même temps il disait que les Nigérianes en France, elles ne sont pas intéressées par des relations amoureuses avec des mecs sans-papiers, parce que souvent ils n’ont pas beaucoup d’argent, ils sont dans une situation précaire. Les Nigérianes qui viennent en France elles veulent autre chose. Du coup, pour eux, il ne reste plus grand-chose. C’est compliqué des deux côtés. Et beaucoup de personnes sans-papiers se retrouvent complètement en dehors des relations affectives et amoureuses hétérosexuelles.</p>
<div class="footnote">
<hr>
<ol>
<li id="fn:1">
<p>Voir n’importe quel ouvrage de la sociologue Eva Illouz ou de Mona Chollet sur l’amour. <a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:2">
<p>Le gouvernement par la menace est une expression empruntée à Stefan Le Courant, dans son livre Vivre sous la menace : Les sans-papiers et l’État. Elle désigne l’idée selon laquelle la peur de l’arrestation ou de la dénonciation, l’hypervigilance et la conscience permanente du danger façonnent la vie des sans-papiers en France. Pour Le Courant, la menace « pousse à privilégier la solitude et la méfiance; elle transforme l’environnement proche en un monde de signes potentiellement redoutables ». <a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:3">
<p>Le Refuge Solidaire est un lieu d’accueil temporaire pour les personnes exilées qui traversent la frontière franco-italienne, à Briançon. <a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:4">
<p>Voir par exemple Samba (2014) ou Ils sont vivants (2022). <a class="footnote-backref" href="#fnref:4" title="Jump back to footnote 4 in the text">↩</a></p>
</li>
</ol>
</div>Le Pado : carnet de bord2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/le-pado-carnet-de-bord.html<p><img alt="Dessin de nombreuses silhouettes rassemblées devant un bâtiment" src="../images/02/pado%20couv.jpg"></p>
<p><em>C’est ouf un squat. Ça pue, ça craint, ça dépanne. Ça use et ça te sauve la vie. T’y as passé une semaine et tu dirais un an. Dans un squat tu pleures et t’as peur. Tu dors, tu manges, tu troques ta doudoune. Tu décores ta …</em></p><p><img alt="Dessin de nombreuses silhouettes rassemblées devant un bâtiment" src="../images/02/pado%20couv.jpg"></p>
<p><em>C’est ouf un squat. Ça pue, ça craint, ça dépanne. Ça use et ça te sauve la vie. T’y as passé une semaine et tu dirais un an. Dans un squat tu pleures et t’as peur. Tu dors, tu manges, tu troques ta doudoune. Tu décores ta chambre, tu danses, tu apprends des langues. Tu fumes. Tu te fâches à mort et tu tombes amoureux·se. Tu cours partout puis tout s’arrête d’un coup. Et tu glandes. Et tu t’ennuies. Et tu rigoles. Des mots très abstraits deviennent tellement concrets que ça fait mal, que ça fait du bien. C’est rageant et sidérant, ça te transforme. Des mots comme: répression, racisme, propriété. Insalubrité, faim, misère. Solidarité, amour, liberté.</em></p>
<p><em>Tellement de choses débiles ont été dites sur le Pado, tellement de calomnies. Sauf que, pendant deux mois au moins, c’était le seul lieu à Briançon où les gens qui passent la frontière pouvaient s’abriter et se reposer quelque temps, avant de repartir. C’était au moment où le Refuge Solidaire avait fermé parce qu’il y avait trop de monde, parce que c’était trop dur, parce que c’était « à l’État de s’en occuper ». Et, quand le Refuge a rouvert ses portes, le Pado pouvait accueillir celleux qui sont mis·es dehors au bout des trois jours réglementaires de l’ «accueil inconditionnel», celleux qui ont besoin d’un peu plus de temps pour repartir, celleux qui ne savent pas où aller. Mais tout cela s’est arrêté un 13/12<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>.</em></p>
<p><em>Tellement de calomnies. Après l’expulsion, les propriétaires du bâtiment ont été jusqu’à pleurer devant les journalistes de la télé. « Nous avons prêté notre maison aux migrants et regardez ce qu’ils en ont fait ! ». Mais iels n’avaient rien prêté du tout. Iels venaient cracher sur nous pendant l’occupation (vraiment !), quand on essayait de leur montrer à quoi ça servait, pourquoi, à qui. Iels nous ont coupé l’eau et l’électricité. Iels ont harcelé le maire et le préfet pour qu’ils nous foutent dehors le plus rapidement possible. Et iels l’ont récupéré de force, leur bâtiment inutilisé depuis des années, leur bel investissement immobilier. Iels l’ont récupéré en pleine trêve hivernale, quand il y avait encore une soixantaine de personnes qu’y habitaient et qui n’avaient pas d’autres lieux où aller. Iels nous ont rien prêté du tout. Non, vraiment.</em></p>
<p><em>Mais soit. Nous sommes heureux.ses de publier ici quelques pages tirées du Carnet de bord du Pado, écrit par notre amie Zahra, qui au Pado a passé beaucoup de temps. Parce que ça rend bien ce que ce lieu a signifié pour nous, le souvenir que nous voulons en garder. Et il fallait bien que quelqu’un.e le dise enfin: qu’on peut se sentir bien dans un squat, comme si on était à la bonne place.</em></p>
<p><em>L’extrait que nous publions ici est tiré d’un livre qui vient tout juste de paraître, qui s’appelle Le Pado, Carnet de bord. Vous pouvez le trouver ici : <a href="https://murielleholtz.fr/">www.murielleholtz.fr</a></em></p>
<h4>22 septembre 2023</h4>
<p>Il pleut.</p>
<p>Depuis longtemps on l’attendait, la pluie, dans tout le pays. Maintenant elle arrive, elle vrombit, renverse la Libye. La pluie arrive. Les bateaux aussi. À Lampedusa, quatre-vingt-dix-neuf embarcations accostent entre lundi et mercredi. 8 500 personnes débarquent sur les plages italiennes. L’Europe s’affole. Giorgia Meloni demande de l’aide. Von der Leyen dit «Oui mais pas l’Allemagne, on a déjà assez donné». Darmanin dit «Non, nous n’accueillerons pas tous les réfugiés de Lampedusa, nous renforcerons le dispositif de surveillance à la frontière franco-italienne».</p>
<p>Il fait nuit. Nous sommes agglutinés sous le barnum comme un nuage de mouches autour d’un butin, sauf qu’il n’y a pas de butin. Un groupe de sept personnes passe le portail. D’abord les conduire au free-shop. Changer les chaussettes, les tee-shirts — jamais à la bonne taille – les pulls, les chaussures – jamais assez grandes. Puis proposer un bol de riz — il n’y en aura jamais assez pour toute la nuit – et indiquer un endroit pour dormir. Au mieux, une chambre avec un lit, au pire, un recoin.</p>
<p>Tu ne peux prendre qu’une couverture, sinon il n’y en pas assez pour les autres, tu comprends. Nous montons les escaliers qui mènent au grenier. À la lumière d’une frontale, nous essayons de trouver une place libre. Les corps se tournent, grognent un peu. Se rendorment.</p>
<p>Au fond de la pièce, on distingue un petit espace. Il me regarde. Je suis désolée, y’a rien de mieux. Entre les couvertures qui servent de matelas, l’eau coule. Il y a deux grands trous dans le plafond. Il pleut.</p>
<h4>Jour 2</h4>
<p><strong>Depuis quand il a ça ?</strong></p>
<p><strong>Le bateau.</strong></p>
<p><strong>Vous avez traversé à Lampedusa ?</strong></p>
<p><strong>Oui</strong>.</p>
<p><strong>Et la blessure, elle s’aggrave ou elle guérit ?</strong></p>
<p><strong>Elle guérit.</strong></p>
<p><strong>Ok. Dis-lui que je ne suis pas infirmière, mais que je peux changer son pansement s’il veut.</strong></p>
<p>Il traduit.</p>
<p><strong>D’accord.</strong></p>
<p>Je fouille dans les placards de Médecins du monde, puis dans ceux des autres pièces et reviens avec des compresses, du désinfectant et une bande. Je commence à enlever son pansement. La peau est accrochée à la bande. J’y vais tout doux. Ça lui fait mal. Un dernier tour et hop. Il y a un énorme trou sur le dessus du pied. La chair est à vif. Ça m’impressionne. Je cherche la compresse, l’ouvre. Mes gestes sont hésitants.</p>
<p><strong>Je peux le faire si tu veux.</strong></p>
<p><strong>Quoi ?</strong></p>
<p><strong>Le pansement.</strong></p>
<p><strong>Ah oui ?</strong></p>
<p><strong>Oui, j’ai fait des études de médecine.</strong></p>
<p><strong>Ah ben bien sûr, vas-y.</strong></p>
<p>Il finit d’ouvrir la compresse.</p>
<p><strong>Combien d’années de médecine ?</strong></p>
<p><strong>Deux ans.</strong></p>
<p><strong>Avec des stages ?</strong></p>
<p><strong>Oui, aux urgences. Puis il y a eu la guerre.</strong></p>
<p>Il prend le gel posé sur la table et le verse sur la compresse.</p>
<p><strong>Euh, ça, c’est pas du désinfectant, c’est du gel hydroalcoolique.</strong></p>
<p><strong>Ah ok.</strong></p>
<p>Il rit.</p>
<p><strong>Tu peux me tenir ça ?</strong></p>
<p><strong>Oui bien sûr. Je suis ton assistante.</strong></p>
<p>Il rit. Il verse le vrai désinfectant directement sur la plaie et presse fort avec la compresse sur la chair à vif. Son ami rit. De douleur. Puis il lui fait un pansement magnifique. On ne trouve pas de ciseaux pour couper le bandage. On utilise un couteau plein de beurre.</p>
<p>Made in China, Export to Europe, to US, to Afrika. Ils ont traversé le monde avant d’arriver ici, les vêtements. Les corps aussi. Soudan, Sénégal, Tunisie, Turquie, Guinée, Libye, Maroc. Et maintenant, ils sèchent. Les vêtements. Les corps aussi. Et l’espoir aussi peut-être. Allongés sur le bitume du terrain de basket, certains sont avachis sur des chaises et attendent. De l’argent, des papiers, de la nourriture, un appel. Rien. Ou quelqu’un.</p>
<p>Du riz, des épices, de l’huile, du sucre, du sel. C’est la réserve du squat. Le magasin comme disent certains. Fermé par un cadenas. Dont le code change chaque jour. Brosses à dent, savon, pain, légumes, patates, riz, semoule, sucre, poivre, lait aussi et de la sauce tomate. Parfois biscottes, sardines, oignons. C’est aussi là qu’il y a les clefs des véhicules et les papiers police.</p>
<p>Ça, ce sont des papiers pour dire que vous demandez l’asile. Même si vous ne voulez pas demander l’asile en France, vous remplissez ce papier. Si la police vous arrête, vous le montrez et vous dites Je veux demander l’asile. C’est une toute petite protection, c’est pour le train ou le bus. Mais ça ne
marche pas à Briançon. Ici les flics ont plus de droits qu’ailleurs.</p>
<p>La pluie coule le long de la montagne, en gouttelettes, en rus, en rivières, en torrents, en fleuve, en Durance. Si abondante, qu’elle devient rigoles dans la ville. C’est avec elle qu’on remplit des caisses en plastique rouge et qu’on lave tout. Les vêtements, les couverts, les assiettes, les visages, les mains, les culs. Elle est très froide et toute grise cette eau qui coule dans les rigoles. Qui ne coule pas dans les douches. Ni dans les éviers. Ni dans les toilettes. Depuis le début de l’occupation, le maire et le propriétaire ont donné l’ordre de couper l’eau. Pas d’eau courante dans le bâtiment. Pas d’eau du tout. Le squat s’appellera donc le Pado.</p>
<p>Elle était grosse sa colère. Les yeux révulsés, les lèvres tremblantes, tout le corps tendu, il criait «wakhed wakhed, un par un, un par un, sinon on ne sert pas !» Mais personne ne l’écoutait. On craignait qu’il n’y ait pas assez de bouffe pour tout le monde alors on se bousculait pour tenter d’être servi en premier. Et lui était si en colère qu’à un moment il a dit «Stoooop». Avec ces cernes violets sous les yeux et ses lèvres tremblantes, il a dit «Stooop ! On remballe !» Tout le monde s’est figé. Un grand froid. On ne va pas être privés du repas du soir quand même. Il s’est tourné vers les autres bénévoles du Refuge<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup> et a dit «On remballe, on ne sert pas, trop de bousculades, c’est dangereux, on n’a pas le choix, on remet tout dans le fourgon». Et aussitôt disparurent les grandes casseroles de riz et de sauce. Et les plats de tartes. Il y avait de la tarte aux pommes ce soir-là. On est resté.e.s sans voix un temps et puis quelqu’un a dit «Écoute, ce n’est pas possible, il faut absolument qu’on serve le repas de ce soir sinon la nuit va être ingérable». «Bon alors, il faut mettre quelque chose pour obliger tout le monde à faire une file, une seule ligne, un par un, wakhed, wakhed». Deux caddies remplis de poubelles furent placés devant les tables de distribution. Une ligne s’est formée. Les cantinières réapparurent. D’abord une louche de riz – pas trop grosse la louche, il faut qu’il y en ait assez pour tout le monde – puis deux cuillères de sauce. Et par-dessus, un morceau de tarte. Plus tard le fourgon est reparti avec les casseroles vides, sa colère et sa fatigue.</p>
<h4>23 septembre</h4>
<p>Aujourd’hui 23 septembre au Pharo de Marseille, le pape a dit «Considérons ceux qui se réfugient chez nous comme des frères et non comme des fardeaux à porter». Son discours a fait le buzz sur le net. Le Monde l’a même publié en entier. Le monde a applaudi le pape. Ici, les paroissiens ont prêté leur terrain durant quinze jours. Puis c’était la rentrée scolaire. Ils ont exigé que les tentes soient évacuées pour que l’église Sainte Catherine reprenne ses activités.</p>
<p>Chaque soir, à 20:03, un train va de Briançon à Paris. Direct. En douze heures, douze arrêts, une nuit.</p>
<p><strong>Mais ils vont où ?</strong></p>
<p><strong>À Paris.</strong></p>
<p><strong>Et après ?</strong></p>
<p><strong>Certains rejoignent la famille, d’autres rejoignent des amis.</strong></p>
<p><strong>Ça me fait bizarre d’être là. Ça me fait penser aux SS.</strong></p>
<p><strong>Vous venez d’arriver ici ?</strong></p>
<p><strong>Oui, je viens de Marseille.</strong></p>
<p><strong>Et vos pistolets ?</strong></p>
<p><strong>Bah… on est la police ferroviaire, donc on a des armes.</strong></p>
<p><strong>Et donc votre mission…</strong></p>
<p><strong>C’est d’intervenir s’il y a des personnes qui n’ont pas de tickets.</strong></p>
<p><strong>Mais vous les sortez de force ?</strong></p>
<p><strong>De force, pas vraiment. Quand on leur dit de sortir, ils sortent tout de suite. On n’a pas besoin d’utiliser la force, ils nous suivent, c’est tout. Et puis des fois, on ferme les yeux. Ou bien on leur dit que dans une demi-heure il y aura un autre train et qu’ils peuvent le prendre. Voilà.</strong></p>
<p>Silence.</p>
<p><strong>C’est bien ce que vous faites.</strong></p>
<p><strong>On fait ce qu’on peut.</strong></p>
<p><strong>Bon, je vais leur dire au revoir. Avec certains, on tisse des liens.</strong></p>
<p><strong>Pourquoi, ils restent longtemps ?</strong></p>
<p><strong>Ça dépend. Certains restent quelques heures, d’autres plusieurs jours.</strong></p>
<p><strong>Et pour les billets ?</strong></p>
<p><strong>Parfois ils ont de l’argent ou alors ce sont les familles ou les amis qui paient. D’autres fois, on paie avec de l’argent collectif. Mais on n’a pas grand-chose. En plus la mairie coupe l’électricité et l’eau. Bon j’y vais.</strong></p>
<p><strong>Ok. Attention de ne pas rester dans le train.</strong></p>
<p><strong>Oui.</strong></p>
<p>Plus tard - chemin du retour – lune presque ronde.</p>
<p><strong>T’es pas arrivé à passer ?</strong></p>
<p><strong>Non, trop de policiers.</strong></p>
<p><strong>Tu veux aller à Paris ?</strong></p>
<p><strong>Non, je veux aller à Toulouse.</strong></p>
<p><strong>Alors tu ne dois pas aller à Paris, tu dois aller d’abord à Grenoble, en bus, puis ensuite à Toulouse.</strong></p>
<p><strong>Ah bon ? D’abord le bus ?</strong></p>
<p><strong>Oui. Regarde.</strong></p>
<p>Je m’arrête et dessine une petite carte de France dans mon carnet. Ici Paris, ici Briançon et voilà Toulouse.</p>
<p><strong>Ah d’accord.</strong></p>
<p><strong>On reprend notre route, le long de la Durance.</strong></p>
<p><strong>Tu veux faire quoi à Toulouse ?</strong></p>
<p><strong>Je veux finir mes études.</strong></p>
<p><strong>Tes études de quoi ?</strong></p>
<p><strong>De médecine.</strong></p>
<p><strong>Ah mais c’est toi ! Désolée, je t’ai pas reconnu.</strong></p>
<p>Il rit.</p>
<p><strong>Ce n’est pas grave.</strong></p>
<p><strong>On t’a cherché tout l’après-midi. On a besoin de médecins comme toi ici. Tu ne veux pas rester un peu ?</strong></p>
<p><strong>Peut-être que je reviendrai, mais d’abord je dois passer mon diplôme et après peut-être que je reviendrai, venir aider. Il y a tant de gens qui sont blessés.</strong></p>
<p><strong>Et ton ami avec son pied, il part avec toi ?</strong></p>
<p><strong>Non, il reste ici. Moi je partirai demain. D’abord le bus pour Grenoble puis le train pour Toulouse, comme tu as dit.</strong></p>
<p><strong>Tu vas voir, c’est beau Toulouse, il y a un grand fleuve, comment tu dis un fleuve ?</strong></p>
<p><strong>El oued.</strong></p>
<p><strong>Un grand el oued et beaucoup de musique. C’est a pink town.</strong></p>
<p><strong>Pink town ?</strong></p>
<p><strong>Oui les murs sont tout rose.</strong></p>
<p>Il rit.</p>
<p><strong>Tu seras bien là-bas.</strong></p>
<p><strong>Inch’allah.</strong></p>
<p>Plus tard encore, la nuit est tombée. Repas bien organisé, pas de bagarre, pas de cris, pas de fâcherie, pas de bousculade, une file, wakhed wakhed. Et il y a eu assez à manger pour tout le monde. Pour deux cents personnes. Tout va bien.</p>
<p><img alt="Dessin de nombreuses silhouettes regroupées avec des bols vides devant des marmites" src="../images/02/pado1.png"></p>
<p>Encore plus tard, prendre ni papier, ni téléphone. Baisser tous les sièges du coffre. Partir en deux voitures. Prendre à droite après la station-service. Entrer dans la cour de l’immeuble, tous phares éteints. Couper les moteurs. Se faufiler vers la porte entrouverte. L’ouvrir en grand, sans faire de bruit. Et remplir. Remplir nos bras de couvertures, de balais, d’assiettes, puis remplir les coffres, les remplir à ras bord, de seaux, de pelles, d’éviers, de coussins, de louches. Vider l’hôtel abandonné pour remplir nos coffres. À bloc. Puis fermer les portières tout doux, sans faire de bruit, sans rien dire. Démarrer. Rouler. Tranquille. Tout doux. Croiser une voiture de police. Rouler, tranquille. Arriver au Pado. Tout décharger sous le barnum.</p>
<p>Et puis danser. Danser sous la demi-lune. Danser la vie au milieu du froid parce qu’aujourd’hui on a vidé le coffre-fort de la ville pour garnir notre château-fort de marmites et de couvertures. Et ça c’est bon. Et ça sonne juste. C’est la vie qui déborde pour de vrai. C’est un putain de shoot comme j’en ai jamais connu. Enfin si, peut-être, mais pas pour les mêmes raisons. Pas pour le même mot. Pas pour ce sentiment entier, dense, compact, solide, solidus, solidarité.</p>
<h4>25 septembre</h4>
<p>Aujourd’hui est un jour particulier. Il parait que ce n’est pas souvent, que c’est rare et c’est aujourd’hui. En même temps que la députée serre la main du maire, en même temps que le soleil grandit dans le ciel, en même temps qu’un groupe de cinquante personnes se prépare à prendre le bus pour Grenoble ; aujourd’hui dans toute la ville, les policiers interpellent ; dans les rues, hop, embarqués, devant la gare, hop, embarqués, dans le square, hop embarqués, direction le commissariat. On fait une manif, on va devant le comico ? On est combien ? On sera dix. Et alors ? Pas le temps, il faut réparer le toit, gérer la réserve, trouver d’autres couvertures, faire la récup des invendus… Hier, Darmanin à envoyé 84 policiers, gendarmes et militaires supplémentaires à la frontière. Aujourd’hui est un jour particulier. C’est jour de rafles.</p>
<p><strong>Tu pars aujourd’hui ?</strong></p>
<p><strong>Oui, j’ai le billet.</strong></p>
<p>J’aime bien cet homme. C’est le plus vieux du campement. Peu de dent. Un grand sourire. Veut souvent du sucre ou de l’huile.</p>
<p><strong>Comment on va faire sans ton sourire.</strong></p>
<p><strong>Il rit.</strong></p>
<p><strong>Tu vas où ?</strong></p>
<p><strong>Paris.</strong></p>
<p><strong>Ok. Alors bonne chance.</strong></p>
<p><strong>Je veux manger avant de partir ?</strong></p>
<p><strong>On n’a plus rien. Je suis désolée.</strong></p>
<p>On n’a plus rien, plus de pain, plus de matelas, plus de place, plus de riz, plus d’huile, plus de sucre, ah si on a encore du sucre. Bientôt, on sera peut-être expulsé.e.s, plus de bâtiment, plus de dodo. Sorry. On n’a plus rien et chaque nuit cinquante personnes arrivent. Et chaque semaine, plus d’une centaine de personnes traversent la frontière. Et chaque seconde est puissante comme une minute, chaque minute comme une heure, et chaque heure est une journée entière. C’est doux et terrible. C’est si intense. Est-ce que tu entends la lumière de ce lieu ? Je veux dire la lumière, je veux la partager, comme nous partageons notre humanité, nos déceptions et nos espoirs. Dire la lumière et le temps, ici, tranchant et indomptable. Comme la montagne.</p>
<h4>Jour je sais pas combien</h4>
<p>9h du matin. Bus station. Distribution de thé, chocolat chaud et petits pains par les bénévoles du Refuge.</p>
<p><strong>Il faut leur dire qu’ils ne doivent pas manger dans le bus.</strong></p>
<p><strong>Mais on vient de leur donner des sandwichs et ils ont faim.</strong></p>
<p><strong>Oui, mais ils ne peuvent pas manger dans le bus, c’est le chauffeur qui l’a dit. Il faut aussi leur dire de ne pas faire caca dans le bus.</strong></p>
<p><strong>…</strong></p>
<p><strong>Oui, il parait qu’y en a un qui a fait caca dans un sac plastique. Donc il faut leur dire de ne pas faire caca dans le bus.</strong></p>
<p><strong>Mais s’il a fait caca, c’est parce qu’il n’était pas bien.</strong></p>
<p><strong>Ils n’ont qu’à demander au chauffeur de s’arrêter. Et puis c’est deux heures le trajet, ils peuvent bien se retenir.</strong></p>
<p><strong>Euh… demander c’est pas si simple, et deux heures, c’est long quand t’es malade. Si quelqu’un a fait caca dans un sac plastique, c’est parce qu’il n’avait pas d’autres choix. Pas la peine de dire à tout le monde de ne pas faire caca dans le bus.</strong></p>
<p>Haussement d’épaules.</p>
<p>Ce soir, toute la ville est illuminée. Du violet dans les douves du fort Vauban, du doré pour le clocher de la collégiale Notre-Dame-et-Saint-Nicolas, des candélabres pour le chemin de ronde, des spots multicolores dans les bars de la ville et une jolie petite guirlande dans le jardin du voisin. Ce soir toute la ville est illuminée. Sauf au Pado.
Au Pado, c’est le noir total. Plus de jus. Ce matin le maire a donné l’ordre de couper l’électricité du bâtiment. Plus de lumières, plus de prises électriques, plus moyen de charger les téléphones, donc
plus de wifi, donc plus de prises de billets, plus de allô mama, allô khuya, tout va bien. Dans le ciel,
la lune magnifiquement pleine. Sur mes lèvres, un baiser de Ragnar. Eldid. Une étincelle.</p>
<h4>Jour d’après.</h4>
<p>Il y a ceux qui partent. Puis il y a ceux qui restent, qui n’ont nulle part où aller. Alors certains investissent leur chambre comme un petit appartement. Djamila a établi campement avec son mari dans l’ancien logement du professeur. Lambris, plancher, table basse, couvertures brodées, porte-chaussures, salle de bain avec miroir, trousse à maquillage, brosse à cheveux, shampoings, gels douches et baignoire. Manque juste l’eau.</p>
<p>De retour des urgences.</p>
<p><strong>But I didnt’ understand how to do it.</strong></p>
<p><strong>You open this thing and you put that here.</strong></p>
<p><strong>Where ?</strong></p>
<p><strong>Here, in your ass.</strong></p>
<p><strong>My ass ?</strong></p>
<p><strong>Yes in your ass. You go in your bed, you raise your legs and then tchouk.</strong></p>
<p><strong>Tchouk ?</strong></p>
<p><strong>Yes.</strong></p>
<p>Rires.</p>
<p>* * *</p>
<p>Chaque soir, Merwan s’installe dans la cour et met de la musique sur une petite enceinte. D’abord il écoute ses chansons préférées assis. Puis soudain – ça arrive toujours à un moment ou à un autre – il se lève et se met à battre des ailes. Il vole dans le ciel des Alpes. Une alouette, un aigle, un gypaète
barbu. Alors on forme un cercle autour de lui et on tape des mains. Il lève les genoux, puis les bras, de plus en plus haut, de plus en plus vite. Il vole. Ses doigts tremblent. Et soudain – ça arrive toujours à un moment – il pique vers le sol, racle le bitume avec sa main, se relève aussitôt et se remet à voler, encore plus haut, encore plus vite. Chaque soir, à la lumière de la lune, d’une bougie ou d’une frontale, Merwan vole. Il ne fait pas partie de ceux qui pourront demander l’asile. Il n’a nulle part où aller. Son pays à lui, c’est la danse. Guedra.</p>
<p>Cette nuit, un camion entier est arrivé d’Aveyron. Un camion rempli d’oignons, de légumes, de patates, de pots de miel, de sauce tomate, de ratatouille, de confiture. Il y a aussi du couscous, du riz, un énorme tas de fringues et des chaussures, belles, presque cirées. On se chamaille pour prendre les vestes. Ce soir, un camion entier est arrivé des fermes aveyronnaises. Et pour le moment, c’est l’opulence. Ça ne durera qu’un jour. Mais pour le moment, c’est l’opulence.</p>
<p>Moi, j’étais au Cambodge et au Tchad. Les ONG, là-bas, elles ont tout : l’eau, l’élec, des tentes. Mais ici, c’est complètement dingue, y a personne. Y a que les anarchistes qui s’occupent des réfugiés. C’est pour ça que je suis là, pour voir comment vous faites.
Fabienne, chercheuse en sociologie.</p>
<p>* * *</p>
<p>Et ce matin je n’échappais à la sensation que nous étions en train de gérer ces personnes comme du bétail, à faire disparaître, à cacher, à faire embarquer le plus vite possible, le plus loin possible d’ici. Pourtant c’était bien ça qu’ils nous demandaient tous, sortir de la ville, disparaître, ne pas être visible, ne pas se faire remarquer, going away, go to Paris. But you know Lyon is not so good and Marseille too, go to a little town you understand me ? La conversation se répétait à l’infini. Mais vers où les guidions-nous ? Vers le mieux ? Vers le pire ? Que connaissait-on des villes pour lesquelles on payait des tickets ? Pire que le Pado, y a quoi ? La rue. On les envoyait donc à la rue, c’était donc ça ? Tiens, voilà ton ticket, un aller sans retour pour le campement sous le pont d’Austerlitz. Oh my god. </p>
<p>Et ce matin je n’échappais pas à la sensation que nous étions en train de contenir une explosion, une colère, une immense injustice. Et je rêvais que tout cela explose à la face de la ville, du pays, du monde entier, plutôt qu’il n’implose dans le cœur de notre paquebot, de notre radeau, de notre Pado.
Et je rêvais que certains restent, que l’on vive tous ensemble, que l’on fasse une grande maison du peuple, ici, à Briançon. Et partout ailleurs. Et je rêvais que certains restent, mais pour l’heure c’était moi qui partais.</p>
<p>Ragnar, je vais retourner dans les Cévennes, demain, avec Marlène et Abdel. Il y a une place pour toi dans leur voiture si tu veux. Tu verras la rivière, les chênes verts, les moutons. Je te présenterai mes amis. On mangera un gros poulet chez Ahmed. Peut-être que tu pourras trouver du travail là-bas. Mais moi je vais pas rester dans les Cévennes. Je vais prendre ma voiture et revenir, ici, au Pado. Ok, je vais venir et après je vais aller en Espagne. Et j’allais perdre mon meilleur allié. Pas pleurer. Ok. Tu vas me manquer. Moi aussi. Yallah. </p>
<h4>Jeudi 4 octobre</h4>
<p>En deux jours, le camp a déjà changé. Plus de chaîne sur le portail. Les infirmières refusent désormais d’entrer dans le squat. Elles soignent entre deux voitures. Plus de cadenas dans la réserve qui est quasiment vide. Reste juste du sucre, un peu de riz, un chouia d’huile et beaucoup de thé. Babou est content de me revoir. Moi aussi. Il comprend vite que ma voiture est remplie d’habits. En moins de deux, il chope un tee-shirt et une veste. Il voudrait aussi des chaussures et prendre une douche avant de partir pour Marseille. On verra plus tard. Une autre personne me réclame des vêtements, mais aucun n’est à sa taille. Un marocain me demande de l’aide pour partir, mais il n’a pas d’argent. Je lui dis de venir au bus de 3h, on essayra de trouver une solution. Il fait doux, très doux. Toutes les portes du Pado sont ouvertes. L’accueil est devenu un hotspot. Une petite foule est agglutinée autour de deux multiprises alimentées par une batterie. </p>
<p>Plus assez de place pour dormir au sol. Adama est allongé sur une table.</p>
<p><strong>Et comment on fait pour la connexion.</strong></p>
<p><strong>Quelle connexion ?</strong></p>
<p><strong>Le réseau, y a plus de réseau.</strong></p>
<p><strong>Alors il faut faire la prière.</strong></p>
<p><strong>Ah bon, y a que ça ?</strong></p>
<p><strong>Et oui y a que ça.</strong></p>
<p><strong>Alors je vais faire les louanges.</strong></p>
<p>On rit.</p>
<p>Plus tard.</p>
<p><strong>Ça marche maintenant ?</strong></p>
<p><strong>Oui.</strong></p>
<p><strong>Tu vois, ça marche toujours la prière.</strong></p>
<p><strong>Oui, surtout les louanges.</strong></p>
<p>On rit.</p>
<p>Youpi ! On a gagné ! Le juge a tranché. Cessation temporaire de toute hostilité. Les policiers ne peuvent plus venir ici. Le proprio peut bien se fâcher, ça ne servira à rien puisqu’on a gagné ! On ne peut plus être expulsé. On peut rester jusqu’au 31 mars. On a trêve hivernale !</p>
<p><strong>Tu sais combien de morceaux de bananes j’ai distribué ce soir ?</strong></p>
<p><strong>Non.</strong></p>
<p><strong>Thalata mia wa arba wa sitin.</strong></p>
<p><strong>Euh… 263 ?</strong></p>
<p><strong>Non, 363.</strong></p>
<p>* * *</p>
<p>Finalement Babou n’est pas parti, le mec du Blablacar a refusé de le prendre parce qu’il n’a pas de papiers. Gloubs. Viens Babou. On va te chercher des chaussures. </p>
<p>Petit Yaya qui vient de Côte d’Ivoire ne sait pas où aller. J’appelle la maison des solidarités à Saint-É.</p>
<p><strong>Non il faut pas nous les envoyer parce qu’ici 90% des reconnaissances de minorité sont refusées. Et puis ils prennent les empreintes, donc les mômes sont fichés.</strong></p>
<p><strong>Mais ils peuvent changer de ville pour faire un recours, non ?</strong></p>
<p><strong>Oui, mais là y a vraiment du monde.</strong></p>
<p><strong>Mais je lui dis d’aller où ?</strong></p>
<p><strong>Franchement je ne sais pas. Je voudrais pas prendre la responsabilité. Et puis on comprend pas tout. Certains ont donné leurs empreintes ici et là et finalement ça marche, et pour d’autres dont le dossier est très bien, ça ne marche pas. Donc y a pas de règles. Seulement la chance.</strong></p>
<p>Ce soir la distribution de sandwichs à la gare était bien organisée. Deux par deux. En rang, debout. Propres, pas déborder. Ça m’a fait chier. Nous ne sommes pas une agence de voyage, alors faisons le bordel, prenons l’espace, encore plus. Mais si ! Débordons, crions, chantons !</p>
<p>Me manque Ragnar. Me manque beaucoup.</p>
<h4>10 octobre, 6:39. Message vocal.</h4>
<p><strong>«Oui bonjour Madame, c’est William. Il y avait pas de connexion dans le bus. Nous sommes à la gare de Strasbourg maintenant, on a trouvé votre collaborateur Camille. Merci merci merci. Elle est en train d’essayer de nous gérer comme vous avez dit. Maintenant, on va arriver en Allemagne. Je vais vous appeler après s’il vous plaît.</strong></p>
<h4>12:01.</h4>
<p>Je reçois une photo souvenir de lui, Fansi et moi à Briançon. Puis une autre de lui, Fansi et Camille qui les a attendus à la gare de Strasbourg à 5:55, pour les conduire au Flixbus pour Magdeburg.</p>
<h4>20:45.</h4>
<p><strong>Bonsoir madame, le contrôleur du train a dit que les billets ne sont pas bons mais grâce à dieu nous sommes bien arrivés. Merci merci merci merci au moins mille fois.</strong></p>
<p>Ce soir-là, une bagarre éclate, vol de téléphone encore une fois. </p>
<p>Ce soir-là, discussion avec Moubarak, architecte qui a dessiné un plan de réaménagement du Pado. </p>
<p>Ce soir-là, chansons dans la cour, en anglais, en colombien, en soudanais. </p>
<p>Ce soir-là, leçon d’arabe sous le ciel étoilé. </p>
<p>Ce soir-là, Ragnar devant moi.</p>
<p>Je veux pas aller en Espagne. Je veux aller avec toi.</p>
<p>Je plonge dans ses bras comme dans une maison.</p>
<p><strong>Je peux écrire quelque chose dans ton carnet ?</strong></p>
<p><strong>Oui ok.</strong></p>
<p><strong>Ici ?</strong></p>
<p><strong>Non, ça c’est la carte de France, fais-le ici, sur cette page.</strong></p>
<p><strong>D’accord.</strong></p>
<p>Il écrit.</p>
<p>Je lis.</p>
<p>Il reprend le carnet.</p>
<p><strong>Attends je vais corriger, je veux mettre des petits légumes.</strong></p>
<p><strong>Des légumes ?</strong></p>
<p><strong>Oui des petits légumes audessus du mot, voilà comme ça.</strong></p>
<p><strong>Ah, des guillemets.</strong></p>
<p>Fou rire</p>
<p>* * *</p>
<p><strong>Je vous appelle de Lyon où nous sommes bien arrivés. God bless you. You’re my angel.</strong></p>
<p>Quand ils me disent cela, je fonds, tout fond en moi. Les larmes pointent aussi. Parce que je me dis que nous sommes saufs, lui, moi, eux, nous, nous tous qui ne faisons qu’un, nous sommes saufs. </p>
<p>À chaque fois qu’ils m’offrent ces mots, je fonds d’un amour immense, pour eux, eux qui m’offrent leur confiance, leur sourire, leur rire. Et leur grande vulnérabilité me semble être une puissance merveilleuse, une grande puissance d’humanité. Quand ils parviennent à leur but, à l’endroit qu’ils visent depuis des milliers de kilomètres, quand ils m’appellent pour me dire qu’ils sont bien arrivés, alors tout en moi fond. </p>
<p>Ne reste plus qu’une immense flaque de joie, un lac de joie dans mon poitrail, un fleuve de tendresse qui m’inonde d’un nouveau courage. Et la sensation d’être pile à la bonne place.</p>
<div class="footnote">
<hr>
<ol>
<li id="fn:1">
<p>Voir les Brèves. Toutes les notes sont à la... euh... «rédaction»? <a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">↩</a></p>
</li>
<li id="fn:2">
<p>Pendant la période où il avait fermé ses portes à l’accueil, le Refuge Solidaire préparait des repas que ses bénévoles venaient distribuer dans la cour du Pado. Le Refuge organisait aussi des distributions de nourriture à la gare, comme il est dit plus loin dans le texte. <a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">↩</a></p>
</li>
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</div>Lexique : appel d'air2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/lexique-appel-dair.html<h3>Définition</h3>
<p><em>Appel d’air</em> : théorie fumeuse selon laquelle l’amélioration des conditions de vie pour les immigré·es dans un endroit donné (à l’échelle d’un continent, d’un pays, d’une région ou même d’une ville) donnerait lieu à un plus grand afflux d’immigré·es vers …</p><h3>Définition</h3>
<p><em>Appel d’air</em> : théorie fumeuse selon laquelle l’amélioration des conditions de vie pour les immigré·es dans un endroit donné (à l’échelle d’un continent, d’un pays, d’une région ou même d’une ville) donnerait lieu à un plus grand afflux d’immigré·es vers cet endroit.</p>
<h3>Historique</h3>
<p>C’est au début des années 1980 que « l’appel d’air » fait en France ses premiers pas. Claude Cheysson, alors ministre des relations extérieures, multiplie les apparitions publiques – avec sa pipe et son air farouche – pour exprimer sa gratitude envers les travailleur·euses immigré·es Algérien·nes. Claude évoque même, lors d’un voyage en Algérie en été 1981, sa volonté d’octroyer le droit de vote aux immigré·es en situation régulière en France pour les élections municipales. C’en est trop pour l’opposition de droite, qui accuse alors ce brave Claude d’aller pêcher des voix chez les étrangèr·es. Et pour Jean-Marie Le Pen, qui, à peine sorti de l’indifférence médiatique dans laquelle il végétait depuis plus de dix ans, crie à la « défrancisation de la France ». Le droit de vote aux étranger·es, dit-il, voilà le plus sûr moyen d’attirer plus d’étranger·res. Deux bouquins racistes plus tard (Réponses à l’immigration : la préférence nationale et Les immigrés: le choc, tous les deux publiés en 1984) et on y est : il faut réformer le droit social pour arrêter « l’appel d’air ».</p>
<p><img alt="Portrait de Claude Cheysson" src="../images/cheysson.png"></p>
<p>Au cours des décennies suivantes, « l’appel d’air » fait son petit bout de chemin. On l’entend surtout dans les bouches tordues des droitards qui fulminent contre les allocations familiales, l’assurance chômage, les minima sociaux, le système de santé; tout ce qui de près ou de loin pourrait bénéficier aux immigré·es en situation régulière. Et l’idée finit par faire son trou. Au début des années 2000, c’est autour du camp de Sangatte dans le Pas-de-Calais que gravitent les conspirateur·ices de l’appel d’air. Inauguré en septembre 1999, le camp de Sangatte (géré par la Croix Rouge) accueillait – jusqu’à sa fermeture en décembre 2002 par Sarkozy – les personnes désireuses de se rendre outre-Manche. « Nous mettons fin à un symbole d’appel d’air de l’immigration clandestine dans le monde » déclarait Sarkozy au JT de TF1 en décembre 2002. </p>
<p>Mais c’est pendant la soi-disant crise migratoire de 2015 que l’appel d’air s’incruste véritablement à la télé, dans les journaux, à la radio, ou dans des repas de famille qui auraient vraiment pu s’en passer. L’aide médicale d’État, les aides au logement, mais aussi les opérations de sauvetage en mer et les mouvements de solidarité aux frontières sont pointées du doigt par la droite et l’extrême droite comme encourageant les candidat·es au départ, et leur arrivée, à terme, en France. L’appel d’air devient un fourre-tout : c’est la carte un peu usée que la droite ressort chaque fois qu’elle veut entraver une politique sociale sous prétexte qu’elle pourrait aussi bénéficier aux étrangers. En 2018, le Rassemblement National (anciennement Front National) proposait par exemple d’arrêter la construction de logements HLM neufs, qui favoriserait l’immigration clandestine. « Dans certains quartiers, alors que des logements sortent à peine de terre, des messages partent à l’étranger pour faire venir des futurs habitants », peut-on lire dans le « Plan Le Pen pour les banlieues ».</p>
<h3>Postulats cyniques de base</h3>
<p>La pseudo-théorie de l’appel d’air situe les causes profondes de l’immigration dans le pouvoir d’attraction de nos structures sociales. En gros, si tant de gens quittent leur pays pour venir chez nous, c’est parce que nous sommes belles et bon· nes et libres et loyales comme autant de Clint Eastwoods à contre-jour sur des chevaux blancs. Et plus nous sommes généreux·ses et sympathiques, et plus iels viendront nombreux·ses. Pourtant, il serait bon de reconnaître que notre richesse est basée sur l’usurpation, l’expropriation, le pillage et le contrôle des ressources d’autrui. Ou que la pauvreté d’une très grande partie du monde est la conséquence directe de nos politiques coloniales et post-coloniales. Ou encore que les bouleversements climatiques qui frappent plus violemment les pays les plus fragiles sont une conséquence prévisible d’un modèle de croissance occidental, que nous avons imposé à coups de guerres, d’occupations, de diplomatie véreuse et de plans de développement à la noix.</p>
<p>La théorie de l’appel d’air fantasme aussi les émigré·es comme des calculateur·ices averti·es. On les imaginerait presque devant leur cheminée pétillante au Bengladesh ou au Soudan, en train de comparer les modèles sociaux en Europe, avant de boucler leurs valises et de se lancer dans la joyeuse aventure de l’exil. Un peu comme des étudiant·es Erasmus qui choisiraient la destination de leur séjour à l’étranger en fonction des possibilités de carrière future ou de la qualité de la bouffe locale. C’est à la fois cynique et grotesque d’oublier qu’une très grande partie de la population émigrée quitte son pays sans en avoir vraiment le choix, pour fuir la guerre, la misère ou l’absence d’avenir. Et même si ce n’était pas le cas, gardons en tête l’injustice qui permet aux citoyen·nes européennes et nord-américaines de voyager quasiment partout dans le monde, moyennant quelques dizaines d’euros ou de dollars, tandis que, pour d’autres, le voyage à l’étranger n’est accessible que de manière illégale, avec tout ce que cela comporte en termes de coûts et de prises de risque.</p>
<p>Sans oublier que la défense des acquis sociaux et le devoir d’hospitalité envers les immigré·es pauvres devraient appartenir au même camp idéologique de gauche, celui pour qui une paix sociale juste et durable s’acquiert en réduisant jusqu’à l’abolition les inégalités sociales et économiques. Les classes moyennes et subalternes des pays riches devraient s’unir avec les populations immigrées, dans une même lutte de classe contre les riches oppresseurs qui les poussent encore et toujours à ravager la planète pour s’acheter un SUV et un pavillon couleur genou. Malheureusement, elles semblent plutôt enclines, les classes subalternes, à succomber à cette propagande raciste et ultra-libérale visant à mettre tout le monde les un·es contre les autres, selon la légende de la couverture trop courte.</p>
<p><img alt="Photo d'un camion floqué d'une pub anti-immigration aux Royaume-Uni" src="../images/appeldair2.png"></p>
<h3>Conséquences générales</h3>
<p>Pour arrêter d’attirer toujours plus de candidats à l’exil – avec nos tours HLM et nos APL – il suffit de leur rendre la vie invivable. C’est ce que la préférence nationale tente d’accomplir en différenciant l’attribution de minima sociaux, par exemple, en fonction du critère de citoyenneté. C’est aussi ce que fait le renforcement des effectifs militaires et policiers le long des frontières intérieures et extérieures en Europe (en augmentant les risques liés à l’émigration), ou autour des gares (en rendant plus probable les contrôles au faciès et les arrestations). En Angleterre, Theresa May annonçait dès 2012 l’introduction d’une loi visant à créer « un environnement hostile pour les immigrés illégaux », en leur interdisant l’accès au travail, au logement, aux services sociaux ou même l’ouverture d’un compte bancaire. Pendant l’été 2013, des camions affrétés par le home office circulaient dans les quartiers populaires de Londres pour menacer d’expulsion les résident·es en situation irrégulière. </p>
<p>En 2014, le gouvernement Australien dépensait 23 millions de dollars dans une campagne publicitaire à destination du Sri Lanka, de l’Irak et de l’Afghanistan pour dissuader de potentiels émigré· es avec un message plutôt clair : « You will not make Australia home ». Le Danemark, la Norvège et la Belgique ont financé des campagnes similaires à destination de la Syrie et des réfugiés Syrien·nes au Liban. C’est une drôle de danse à laquelle se livrent les pays occidentaux dits « d’immigration » ; une course à l’inhospitalité visant à dissuader sinon le départ, au moins l’installation des étrangèr·es sur leur territoire, en sabotant leurs propres acquis sociaux, et en croisant les doigts très fort pour que leurs voisins européens ne sabotent pas encore plus les leurs.</p>
<p>C’est là que l’appel d’air apparaît comme une théorie non seulement d’extrême droite, mais ultralibérale aussi<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup>. « L’effort pour devenir le plus inattractifs possible, donc pour accueillir le plus mal possible », écrit Jérôme Lèbre, « ne trouve devant lui rien d’impossible. Il couvre le champ
entier du politique, guidé par l’objectif de la plus grande absence de solidarité interne ». En d’autres termes, ce sont les systèmes de solidarité en général – les aides sociales, la redistribution – qui pâtissent des attaques ciblées contre les immigré·es, même si ceux-ci continuent d’être les premiers affectés par les politiques de précarisation de la vie quotidienne.</p>
<h3>Conséquences locales</h3>
<p>Chez nous aussi, la théorie de l’appel d’air a des conséquences désastreuses. Elle favorise entre autres la militarisation des zones frontalières pour limiter l’arrivée des personnes exilées. A l’été 2023, par exemple, les préfets des départements des Alpes-Maritimes et des Hautes-Alpes, ainsi que les maires de Nice et de Briançon, ont insisté auprès du Ministère de l’Intérieur pour que se déploie chez eux une « Border Force » faite de renforts policiers, de collaboration entre services et de « moyens techniques supplémentaires », parmi lesquels des drones favorisant l’identification et la poursuite des personnes exilées qui traversent la frontière. Après la déclaration d’Élisabeth Borne en avril 2023 annonçant la mise en place de la Border Force dans le pays niçois, le sénateur des Hautes-Alpes, Jean-Michel Arnaud, s’est empressé de demander à Matignon sa part de renforts sécuritaires. « J’appelle la Première ministre à mieux ventiler les nouveaux effectifs sur l’ensemble de la frontière, notamment dans les territoires de montagne où les points de passage sont nombreux et où le relief impose une surveillance accrue » avait-il déclaré, réclamant par là des renforts matériels et humains à la PAF de Montgenèvre.</p>
<p>Ces surenchères sécuritaires ont doublement à voir avec la théorie de l’appel d’air. D’une part, les patrouilles militaires et policières, les refoulements illégaux, les pratiques de guet-apens, chasses à l’homme, rackets, violences et intimidations pratiquées par les forces de l’ordre le long de la frontière franco-italienne figurent comme autant de manières de dissuader les migrations par l’humiliation et la souffrance. C’est la logique du « moins on est accueillant, et moins on aura à accueillir ». La théorie de l’appel d’air légitime en cachette le renforcement des contrôles aux frontières terrestres et maritimes, la construction de murs (barbelés pour l’Europe), la présence de militaires (comme si c’était la guerre). D’autre part, l’idée selon laquelle plus de sécurité dans les Alpes-Maritimes favoriserait les traversées clandestines dans les Hautes-Alpes et vice versa montre que l’appel d’air fonctionne aussi au niveau régional : il faut être au moins aussi armé que nos départements voisins si l’on veut s’assurer de ne pas devenir un «couloir» par lequel les gens transitent et dans lequel ils risqueraient de s’installer.</p>
<p>Mais l’appel d’air frappe aussi proche de nous et de nos idées, parmi les « solidaires » des zones frontalières qui mélangent hospitalité et contrôle<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>. Sans vouloir en remettre un couche (et s’attirer à nouveau les foudres de la gauche charitable), il est significatif que des structures d’accueil en viennent à refuser de mieux accueillir, ou d’accueillir plus (alors qu’elles en ont les moyens matériels) par crainte que de meilleures conditions d’accueil ne mènent à une plus grande demande. « Si on accueille mieux, on devra accueillir plus, ou plus longtemps » se disent les gestionnaires de droite comme de gauche. On n’est pas si loin des politiques d’hostilité stratégique déployées par Theresa May ou d’autres dirigeant·es de pays migraphobes.</p>
<p>Le but est de comprendre les ressorts qui nous mènent à justifier notre propre (in)hospitalité, et d’endiguer si possible la prolifération du malhonnête appel d’air. Si on n’accueille pas, ou moins, c’est peut être parce qu’on a ingéré de trop fortes doses de racisme ordinaire, ou qu’on a des préjugés sur les personnes racisées ou sans-papiers. Mais ce n’est pas parce que notre grandeur d’esprit nous plongerait dans la folle spirale d’une hospitalité infinie ; ni parce qu’en donnant un peu, on se retrouverait immanquablement à devoir donner plus.</p>
<div class="footnote">
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<li id="fn:1">
<p>Jérôme Lèbre, « Appel d’air », attractivité libérale et inhospitalité absolue, Lignes 2019/3. <a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">↩</a></p>
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<li id="fn:2">
<p>Voir notre article « La jauge du Refuge solidaire: l’accueil inconditionnel conditionné » dans le Ravages n°1. <a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">↩</a></p>
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</div>Remerciements2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/remerciements.html<p>Après la sortie du premier numéro, certain·es acteur·ices du milieu associatif briançonnais ont tenu à nous signifier que tout ce que nous faisions, disions, étions (nous les squatteur·euses du Pado, nous les wokes né·es de la dernière pluie, nous les lobbyistes méga-chiant·es du politiquement correct …</p><p>Après la sortie du premier numéro, certain·es acteur·ices du milieu associatif briançonnais ont tenu à nous signifier que tout ce que nous faisions, disions, étions (nous les squatteur·euses du Pado, nous les wokes né·es de la dernière pluie, nous les lobbyistes méga-chiant·es du politiquement correct), tout cela était nul. Mais nul. Comment osions nous pointer du doigt les attitudes racistes et sexistes au sein des mouvements solidaires (qui sont irréprochables, on l’a bien compris) ? Comment osions nous user de ce ton grossier, outrancier, pas fédérateur pour un sou, et déranger les bonnes consciences en pleine sieste ? Après l’expulsion du Pado, on nous a trait·ées de « connards de Ravages » (alors qu’à vrai dire on serait plutôt des connasses). On nous aura accusé.e de "nuire à la société" (merci!) avec « nos affiches avec des hommes enceintes dessus ». Et un autre plus fantaisiste encore nous aura traité.es de « techno-stalinien⋅ne⋅s qui ne savent même pas faire la vaisselle ». Chapeau.</p>
<p>Face à ces déferlantes d’amour et d’adhésion, nous avons voulu en remettre une couche. Et remercier en passant nos lecteur·ices : les copaines teeellement nombreuses, de Vintimille à Calais et plus loin encore, mais les réacs aussi. Merci pour vos critiques, toujours constructives évidemment, vos injures, vos frustrations et vos mauvaises haleines !</p>
<p>Mais pour continuer la sieste il va falloir mettre des bouchons dans les oreilles. Parce que voilà, oui, on est woke. On est woke et on vous dit phoques. Et c'est pourquoi, dans ce numéro, y a des phoques partout.</p>
<p><img alt="Dessin de personnages qui dansent" src="../images/02/danse.png"></p>Un jour comme un autre à Upupa, Ventimiglia2024-10-11T00:00:00+02:002024-10-11T00:00:00+02:00ravagestag:None,2024-10-11:/un-jour-comme-un-autre-a-upupa-ventimiglia.html<p><em>Upupa en Italien signifie huppe. Une huppe en Français c’est un oiseau migrateur, au regard sombre et au plumage bariolé (blanc, orange et noir). Mais Upupa c’est aussi le nom d’un Info-point situé à Vintimille, ville italienne à la frontière avec la France, devant le grand campement …</em></p><p><em>Upupa en Italien signifie huppe. Une huppe en Français c’est un oiseau migrateur, au regard sombre et au plumage bariolé (blanc, orange et noir). Mais Upupa c’est aussi le nom d’un Info-point situé à Vintimille, ville italienne à la frontière avec la France, devant le grand campement de la Via Tenda, sous le pont de l’autoroute. Créé par plusieurs collectifs locaux, c’est le seul endroit vraiment ouvert à toustes, dans cette ville où, même pour accéder à la bibliothèque, il faut montrer un document d’identité.</em></p>
<p><em>Des copaines de Vintimille nous racontent le quotidien d’Upupa, à travers les voix des personnes qui fréquentent le lieu. Écrit à plusieurs mains, il est entre le recueil d’histoires, la narration et la mise en mots d’un imaginaire collectif. Ce que vous vous apprêtez à lire ne se veut ni exhaustif, ni représentatif du lieu, de sa complexité et de l’énergie qu’il contient.</em></p>
<p><img alt="Gravure d'une tente noyée dans une inondation" src="../images/02/upupa/tente.jpg"></p>
<p>Vintimille, un jour quelconque d’un mois quelconque. </p>
<p>Il n’est pas encore deux heures de l’après-midi et Gaï est déjà assis sur le muret en face d’Upupa, à côté de sa trottinette. On est dimanche et c’est son deuxième jour de repos. Demain il va retourner à Albenga pour le travail.</p>
<p>« Upupa is good for everyone, for migrants and for people living here. Upupa is the most important help, without Upupa people would be suffering. Without it they will not have a place. »</p>
<p>À deux heure trente arrive Mustafa, à l’heure comme toujours, avec les clés. Depuis quelques semaines, il est chargé d’ouvrir le local et de tout ce que cela implique. Cette nuit il a bossé et il s’est aperçu seulement au matin que sa tente était complètement inondée, à cause de la rivière qui
a débordé après les fortes pluies.</p>
<p>Ce matin Mustafa a mis un message sur le groupe Whatsapp-Upupa pour demander une nouvelle tente. Coup de bol, nos stocks sont pleins de matériel arrivé il y a quelques jours de Paris.</p>
<p>«Je ne peux que remercier Upupa, parce que le jour où je suis arrivé ici je n’avais rien, et ici j’ai trouvé tout ce dont j’avais besoin. Des fois les gars ils font un peu le bordel, on en parle et après ça s’arrête.»</p>
<p>Trois heures et demie. Abdkader arrive depuis le pont, exhibant le dégradé flambant neuf de ses cheveux.</p>
<p>«Upupa c’est beau. Au moins on peut boire le café, charger le téléphone, il y a des vêtements, de l’eau, la tondeuse pour les cheveux, des assiettes pour manger, on peut cuisiner, des fois se faire un shampoing, il y a des choses pour se laver, du savon, des couvertures et des tentes, on peut faire venir les amis. On peut prendre de l’eau pour l’amener sous le pont, il y a la wi-fi, tout est wallah. Upupa c’est ma deuxième maison wallah. Mustafa est vraiment cool. On respecte les personnes ici, moi je fais pas de bordel ici.»</p>
<p>Ses cheveux c’est Mohamed qui les a coupés, sous le pont, avec une tondeuse récupérée on ne sait pas où. Des salons de coiffure improvisés on en a vus plein: avant c’était même très structuré, avec un gars qui venait exprès pour couper les cheveux à tout le monde, avec chaise, tondeuse, brosse, laque, gomine et tout. Maintenant, c’est un peu plus improvisé, on coupe dans le local au milieu des gens, avec les cheveux qui tombent dans les tasses de café. Ou alors sur le parking, entre les flics et Médecins sans Frontières.</p>
<p>Mohamed est dans le coin depuis un mois. Il parle très bien espagnol, ce qui lui permet d’interagir avec nous, les européen.nes. Il a pas la langue dans sa poche, il dit les choses même si ça fait pas plaisir. Il ne va pas nous peindre un joli tableau du lieu, il va rien peindre du tout en fait: «Le local a besoin de quelque changement. Il faut un responsable qui soit là dès l’ouverture et jusqu’à la fermeture. Une personne qui puisse parler avec les gars quand ils font du bordel et avec les voisins quand ils viennent se plaindre. L’endroit doit être plus propre, parce que si un responsable de la mairie ou une personne de pouvoir vient et voit les dessins sur le mur, elle va pas être contente, elle va croire que c’est un squat.» </p>
<p>Ces choses-là, il les a dites en assemblée aussi.</p>
<p>Il est quatre heures et demie. Un peu à la bourre et un peu en speed comme d’hab, on essaye de faire un cercle avec tous les objets qui peuvent servir de chaise. À l’intérieur il n’y a pas assez de place, les tours multiprise trônent au milieu de la pièce et malheur à qui essaierait de les déplacer. Mais il faut encore un peu de temps avant de commencer: il reste une clope à taxer, un café à faire couler, une conversation à terminer. Après avoir trouvé tous les traducteurs qu’il nous faut, commence le tour rituel des noms et des pronoms. Ces moments permettent à la communauté d’Upupa d’aborder toute sorte de thématiques, de soulever les problèmes qui ne sont évidents que pour les personnes qui habitent ce lieu et le font vivre. </p>
<p>Des propositions il y en a toujours à foison, mais la plupart sont englouties par le vortex des changements de personnes et par la facilité avec laquelle les objets ont tendance à disparaître. </p>
<p>Mais il y a une chose qui s’installe de plus en plus. C’est la pratique de l’autogestion. Même si des fois on a un peu du mal à reconnaître qu’elle s’éloigne beaucoup de la définition politique que nous donnerions de ce terme.</p>
<p>Concrètement, on observe l’autogestion quand une étagère est cassée et que trois jours après, avec un marteau, deux clous et sept personnes, un chantier collectif est inauguré. On la voit à l’œuvre quand, avant la fermeture, les balais volés au Lidl s’activent de manière autonome. Quand, à la rupture du jeûne, avant même que la distribution de nourriture soit commencée, il y a déjà quelque chose à manger, à partager. On l’aperçoit autour de l’écran d’un téléphone que dix personnes utilisent en même temps, pour regarder le match de la ligue des champions. </p>
<p>Mais l’autogestion consiste aussi à troubler les dynamiques de quartier. Quand les voisin·es cherchent le responsable du lieu pour se plaindre, iels sont déstabilisées par le fait de ne pas trouver un.e interlocuteur·ice blanche, et encore plus gênées quand c’est Mustafa qui leur répond en italien, en montrant sa carte avec écrit « bénévole d’Upupa ». Et on voit bien la perplexité et la déception dans les yeux des flics, à chaque fois qu’ils sont en service devant Upupa, c’est-à-dire tous les jours de l’année (ACAB!). On voit bien que pour eux il est à peine concevable qu’un lieu de ce type n’ait pas de chef, ou que les « chefs » ne soient pas blancs.</p>
<p>Il est six heures vingt. La voiture de la Finanza<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup> arrive, suivie par celle déglinguée de Ahmed Hossen. Quand il ouvre la portière, la première chose qu’on remarque c’est le blouson de travail qu’il porte tous les jours. Il vient à Upupa entre autre pour recharger son téléphone et pour faire des appels vidéo avec sa fille, entre un tour de magie et une blague bien placée.</p>
<p>«Moi je viens à Upupa pour défouler mon cœur, avec mes amis et avec tout le monde. Ce lieu arrange bien l’Etat italien, mais l’Etat italien n’arrange pas du tout ce lieu. Les pauvres gens sont tous entassés à un seul endroit, ils vont pas à la mer, en ville déranger les habitants, parce qu’ils savent qu’ici à deux heures et demie c’est ouvert, jusqu’à huit heures, alors ils viennent tous ici. S’il y a pas ce lieu, toutes les personnes seront dans la ville. </p>
<p>Qui dépanne qui ? La mairie de Ventimiglia ne peut être que contente de ce lieu. </p>
<p>Je suis là depuis deux mois. Si quelqu’un me demande, moi je l’aide. Mais si on me demande pas, je laisse faire et les gens font ce qu’ils veulent. Il manque un peu de rangement. Les gens débarquent ici sans savoir comment il marche ce pays, donc ils ont besoin d’apprendre la langue et de comprendre ce qui se passe.»</p>
<p>Pendant que Ahmed parle, une connaissance à lui entre par hasard dans le local. Ça fait 35 ans qu’il habite à Ventimiglia et c’estaujourd’hui, pour la première fois, qu’il s’est décidé à passer la porte, parce qu’il a vu beaucoup de monde à l’intérieur. Avec un regard émerveillé et plein de curiosité, il dit rapidement bonjour à tout le monde, avant de repartir chez lui avec ses sacs de courses.</p>
<p>Une autre personne qui vient juste d’entrer cherche du sucre pour se faire un café. Depuis que Mustafa est là, le sucre on le range dans le coffre, comme le plus précieux des biens. Il y en a toujours trop et il finit toujours trop vite. Le lieu semble l’engloutir. Le mot sukar affleure constamment dans le chaos des conversations. Le sucre qu’il faut aller acheter au Lidl, le sucre qu’il faut mettre de côté, le sucre à partager, le sucre qui colle aux tasses, le sucre indispensable à la préparation lente et méticuleuse du café. Sucre, café en poudre, une goutte d’eau. Il faut un peu de temps. Le rythme ici n’est pas scandé par la machine à café, mais par le tintement net et constant des petites cuillers qui remuent ces trois ingrédients. Il ne faut pas être pressé.e, ça peut prendre quelques minutes.</p>
<p><img alt="Un mur couvert d'affiches et de dessins à la main" src="../images/02/upupa/mur.jpeg"></p>
<p>Pendant que des conversations babéliques bouillonnent, au-de-là du sifflement de la bouilloire qui passe d’une main à l’autre, entre le bruit de l’eau qui coule et le raclement du pot de sucre encroûté, on entend chuinter la porte du coffre qui s’ouvre et se referme pour la millième fois.
Après il faut laver les tasses, les chercher, les perdre. Les retrouver dans les endroits les plus improbables. Sous les tables, sur les étagères des livres, dans les toilettes. Dans les pots de fleurs, sur le muret en face mais dix mètres plus loin. Dans le parking ou de l’autre côté de la route. Et il n’y a pas que les tasses, mais aussi les verres, les bols, les pots de confitures, les boîtes à café, récipients de toutes les formes et mesures. Dans le croisement chaotique de personnes, paroles et objets qui constitue ce lieu, la préparation du café se charge d’une signification rituelle particulière.
Tous ces gestes appartiennent à la communauté d’Upupa, déterminent le tempo du lieu, en définissent le quotidien.</p>
<p>On est presque à la fin de la journée. Sur la table sont éparpillés les dessins faits pendant l’après-midi, avec des crayons émoussés et des feutres en fin de vie. La plupart représente des drapeaux qui dénoncent notre ignorance géographique euro-centrée. Ces derniers mois, le drapeau palestinien est de plus en plus présent. Il y en a tellement que le mur en est rempli, jusqu’au plafond. Des fois, il y en a qui se décollent et tombent par terre, des nouveaux viennent les remplacer tous les jours.</p>
<p>Sept heures quarante-cinq. M vient de garer Sorpassina<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>, son scooter qui l’amène toutes les semaines de Savona a Ventimiglia<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup>. Légèrement sonné par la route, les cheveux moitié aplatis et moitié ébouriffés par le casque, il marche vers Upupa. Comme quand on appuie sur la touche Play d’un lecteur CD, la musique des salutations commence. Il y a des mains à serrer, des gens à serrer entièrement aussi, au milieu des voix piaillieuses et amicales. À côté de la porte, à l’entrée, il retrouve comme à chaque fois les caisses des dons, où il ne manque jamais des pulls et des chaussures qui ne vont à personne. Les choses qui partent presque aussi vite que le sucre, ici, ce sont les couvertures et les sacs de couchage, parce qu’il faut passer la nuit dehors au froid.
M se souvient d’un podcast qu’il a écouté il y a quelques jours. En Palestine, à la Porte de Rafah, la plupart des dons envoyés par les groupes solidaires sont arrêtés à la frontière et séquestrés. Parmi les marchandises interdites, on trouve des objets qui sont totalement inoffensifs. Des jouets, des glaces au chocolat, réquisitionnées parce que considérée comme des biens de luxe. Des dattes, qui sont systématiquement inspectées aux rayons X. Des sacs de couchage aussi, parce que s’ils sont de couleurs mimétiques, on les assimile à du matériel militaire. La quantité de dons qui finit par passer
la frontière n’est pas suffisante à combler les besoins de la population piégée à Gaza. Ici à Ventimiglia, la situation n’est pas aussi violente qu’à Rafah. Mais, s’il n’y a pas assez de sacs de couchage, c’est aussi par choix politique, comme c’est par choix politique qu’il est interdit de remplir des bouteilles et des jerrycans d’eau à la fontaine devant le cimetière, à côté du campement. C’est le maire Di Muro qui l’a décidé, parce qu’il dit que notre présence nuit à la « décence du quartier ».</p>
<p>Huit heures trente-deux. On est déjà un peu en retard pour la fermeture. Normalement le rideau tombe à 20 heures sous les regards des voisin.es et de la flicaille. Pendant qu’il essaye de nettoyer les taches de café à la serpillière, Ayoub Abdou explique qu’il connaît bien la ville, mieux que n’importe qui : « Je suis ici depuis 2018, j’ai été aussi au campement de la Croix Rouge. Là-bas la police vérifiait les papiers de tout le monde pour entrer et sortir. Maintenant je veux aider ici, et dire aux gens de pas faire du bordel parce que l’endroit appartient à tout le monde, il est pas à moi, à toi ou à lui.»</p>
<p>Six ans après, les flics sont toujours là évidemment, mais au moins ils ne rentrent pas. Parce que cette fois c’est nous qui avons les clés.</p>
<div class="footnote">
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<p>C’est un corps de la police italienne, pas moins chiant qu’un autre. Toutes les notes
sont à nous (Ravages). <a class="footnote-backref" href="#fnref:1" title="Jump back to footnote 1 in the text">↩</a></p>
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<li id="fn:2">
<p>Pas évident de traduire ça. Sorpasso en Italien signifie dépassement, comme on dépasse quelqu’un.e en voiture. Alors Sorpassina ça serait comme un dépassement mais au féminin, et tout petit. Ça donne l’image d’une petite bête au bruit d’insecte (oui, précisément) qui double frénétiquement tout ce qu’elle croise. Et je mettrais ma main à couper qu’il se pronomme au masculin : Il Sorpassina. <a class="footnote-backref" href="#fnref:2" title="Jump back to footnote 2 in the text">↩</a></p>
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<li id="fn:3">
<p>114,2 km selon Google Maps. <a class="footnote-backref" href="#fnref:3" title="Jump back to footnote 3 in the text">↩</a></p>
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</div>Edito2023-12-04T00:00:00+01:002023-12-04T00:00:00+01:00ravagestag:None,2023-12-04:/edito_02.html<h3>L'inexorable montée du fascisme des années '20 (du XXIe siècle)</h3>
<h4>Ravages n°02, été 2024</h4>
<blockquote>
<p>« Quand il s'approchait de la frontière et qu'il a vu les tricornes de la Guardia Civil, mon père a découvert, parce que la réalité se construit avec des symboles, qu'il n'avait pas trouvé la liberté …</p></blockquote><h3>L'inexorable montée du fascisme des années '20 (du XXIe siècle)</h3>
<h4>Ravages n°02, été 2024</h4>
<blockquote>
<p>« Quand il s'approchait de la frontière et qu'il a vu les tricornes de la Guardia Civil, mon père a découvert, parce que la réalité se construit avec des symboles, qu'il n'avait pas trouvé la liberté, loin de là, mais que pendant quelques semaines il s'était échappé de l'immense prison qu'était l'Espagne franquiste ».</p>
</blockquote>
<p>Cette citation, tiré d'un chouette bouquin* de Paco Ignacio Taibo II, parle de l'année 1957, pendant laquelle le père de l'auteur avait suivi le Tour de France en tant que journaliste. Il s'apprêtait, au moment évoqué ici, à rentrer dans son pays, où la dictature sévissait depuis presque vingt ans.
En lisant cette phrases, nous avons eu un drôle de frisson, et l'impression que, depuis quelques temps, il nous arrive quelque chose de comparable, à nous, les habitant.es du Briançonnais, quand on revient à nos belles montagnes tout près de la frontière, après un petit tour ailleurs.</p>
<p>C'était rien qu'un picotement au début. La sensation s'éveillait à partir de détails presque anodins, par exemple quand, en feuilletant le programme de cinéma d'une autre ville, on découvrait des films qui parlaient de la frontière et qui n'allaient pas être projetés dans les salles de chez nous, sans aucune explication ni officieuse ni officielle (voir les Brèves). Ou encore quand, après avoir été en visite chez des ami.es en d'autres villes de France, on s'est rendu compte qu'on commençait à oublier à quel point c'est agréable de passer la porte d'un café associatif, parce qu'à Briançon il n'y en a plus depuis longtemps, depuis entre autres que la mairie a pris pour habitude de préempter les locaux en vente, dès qu'elle soupçonne les gauchistes du coin de vouloir en faire un fief de fauteurs de trouble.</p>
<p>La chose s'est faite un peu moins frivole quand on a réalisé que, dans notre grande et lumineuse médiathèque, les bibliothécaires ne se sentent pas tout à fait libres de commander et de proposer les ouvrages qu'iels souhaitent, par crainte des représailles d'un minable de maire qui se prend pour le shérif de Nottingham (ou pour un hiérarque fasciste). Mais la gorge a commencé à sèchement se serrer quand on a appris que, dans le lycée de Briançon, le proviseur avait été sommé par la sous-préfecture d'annuler une rencontre autour du thème de l'immigration, qui pourtant avait été demandée par les élèves (voir les Brèves). Et on a vraiment du mal à respirer, ces derniers temps, à la vue de toutes ces voitures de la police nationale qui rôdent dans la ville, parce qu'on commence à avoir vraiment trop d'ami.es qui se sont faites arrêter, insulter, maltraiter, parfois diriger vers un CRA, sans autres raisons que la couleur de leur peau, ou le fait d'avoir réagi à la violence insensée d'une interpellation (voir les Brèves).
Nous constatons, dans notre petite ville de frontière, que la situation empire sans cesse depuis l'élection en 2020 d'un maire de droite dont le plus grand rêve est d'être invité chez Cyril Hanouna (pardonnez-nous la vulgarité de ces propos). Mais tout s'accélère dans le mauvais sens depuis l'extrémisation droitière du deuxième mandat macronien. Et cette descente aux enfers risque de s'étendre à tout le pays, avec la montée en puissance des partis fascistes aux élections européennes et aux législatives anticipées de 2024. Sans oublier une Union Européenne qui repousse les limites du droit, pour consolider des frontières meurtrières et des pratiques juridiques excluantes.</p>
<p>C'est un peu de cela que nous parlons, dans les pages qui suivent. Une chute drôle serait bien la bienvenue là, une lueur même évanescente d'optimisme. Mais non.</p>
<p><em>Merci aux contributeur·rices de ce 2ème numéro : Mody Bic, Vrrhngt, Plume, Biche, Ptitpois, FleurBleue, Le race salta fosso, sussurrimi, gravier, Legrosmulot, Dayion.</em></p>
<p><img alt="Couverture du 2ème numéro de Ravages : un poisson géant arrive la bouche ouverte en-dessous d'un personnage qui nage" src="../images/02/Couv.jpg"></p>