diff --git a/content/01/edito_01.md b/content/01/edito_01.md index 2a24512..1fa549f 100644 --- a/content/01/edito_01.md +++ b/content/01/edito_01.md @@ -20,4 +20,4 @@ Illustrations : Le dindon de la furss, Nao, vrrhngt, Plume, François, Léon. [^1]: C’est pour rire... - \ No newline at end of file + \ No newline at end of file diff --git a/content/01/integration_a_coups_de_patates.md b/content/01/integration_a_coups_de_patates.md index fe0df37..6fde898 100755 --- a/content/01/integration_a_coups_de_patates.md +++ b/content/01/integration_a_coups_de_patates.md @@ -22,19 +22,19 @@ Doublement enfants, les MNA du foyer sont souvent en partie privés de leur auto **P:** Non, je lui ai même pas dit que c’est pas bon, que je n’aime pas, je lui ai même pas dit, parce que M. lui avait déjà dit qu’il aimait pas, il a gouté et il a arrêté de manger, donc j’ai mangé pour qu’il soit plus à l’aise, j’ai mangé avec beaucoup de sel et après j’ai eu mal au ventre, mais c’est passé. Depuis L. a fait d’autres plats. Même aujourd’hui il a fait une blanquette de veau, parce qu’on est allé regarder le match de foot et y’avait personne pour faire la cuisine, donc c’est lui qui nous a préparé la sauce. [Pendant que P. parle, X, un autre jeune accueilli, pose une cagette de provisions sur la table du salon.] - + **R:** T’as ramené quoi sur la table ? **X:** Ça, ça vient des Restos du Coeur. Depuis qu’on l’a pris aux Restos du Coeur personne ne l’a mangé. Ça, c’est pareil. Ça, c’est de la crème fraiche, tu peux la jeter. J’ai fait une liste mais personne n’a acheté ce que j’ai demandé. On peut parler des courses ? Concernant les courses, y’a quelques éducateurs qui font comme s’ils étaient chez eux. Par exemple, un jour on a fait une liste, et quand l’éducatrice est arrivée elle a laissé la liste qu’on avait écrit et elle a acheté ce qu’elle voulait, et maintenant il parait qu’il nous reste plus assez de budget, mais elle, elle a acheté ce qu’elle voulait, de la crème fraiche, du café, pourtant il y avait déjà du café, mais elle en a racheté au lieu d’acheter ce que nous on avait écrit. Elle a acheté ce qu’elle voulait, parce que c’est elle qui fait les courses ici. Y’a beaucoup de choses qu’ils achètent [les éducateurs], bon, si t’achètes et que tu fais la cuisine pour nous, si on t’a dit que c’est bon, alors on peut accepter, mais si on mange pas ce que tu cuisines, c’est pas acceptable. - + **R:** Et vous allez jamais faire les courses vous-mêmes? **P:** Bien sûr, avant on allait faire les courses une fois par semaine, mais depuis le mois du Ramadan on a arrêté. Seulement hier on est retourné faire des courses, on est parti tous les trois, on a fait une liste, et un éducateur nous a dit qu’on n’avait plus de budget et qu’on devait faire attention. Quand on est allé au supermarché on a compté. J’ai dit à l’éducateur qui était venu avec nous, trente-cinq euros pour finir le mois, on ne peut pas acheter tout ce qu’on veut, donc j’achète, et si le budget finit tu dis au chef que ce mois-ci on a dépassé le budget, pour qu’il puisse compter sur le mois prochain. Il a dit « non, je vais me faire engueuler par le chef ». Moi j’ai laissé le chariot sur place et je suis rentré à la maison. En rentrant il m’a crié dessus, il m’a dit que je m’étais mal comporté avec lui. - + **X:** Ici on a 150€ par mois pour la nourriture, par personne [ils sont six], et à part Z. qui amène sa nourriture à la maison, les autres ils mangent ce qu’il y a dans le frigo. Si quelqu’un vient et ne cuisine pas, il ne devrait pas manger avec nous. Mais si la personne cuisine, elle peut manger avec nous, c’est donnant donnant. Est-ce que vous êtes ici pour cuisiner ou est-ce que vous êtes ici pour manger notre argent ? S’ils cuisinent ça peut aller. Quand L. a dit qu’on n’avait plus d’argent ça m’a étonné, parce qu’on n’est pas allé faire les courses depuis le Ramadan, c’est les éducateurs qui amènent à manger. On n’a pas pu acheter pour 900€ de nourriture en deux semaines, c’est pas possible. @@ -42,14 +42,14 @@ Doublement enfants, les MNA du foyer sont souvent en partie privés de leur auto **P:** Avant on partait, quand le budget de la nourriture c’était 900 euros, on partait chaque mercredi, et quand ils ont ajouté 100 euros sur le budget, ce qui fait 1000 euros, on nous a dit qu’on n’allait plus aller là-bas. J’ai dit d’accord. Jusqu’à présent personne n’est retourné là-bas parce que la déci-sion vient du chef. Nous on ne peut plus rien dire. On a même fait deux jours, il n’y avait plus rien dans le frigo, on a parlé avec l’éducateur, il a dit qu’il pouvait pas aller faire les courses. Alors j’ai fait en sorte qu’on puisse avoir à manger, je crois que c’était la pomme de terre que j’avais fait, j’ai cuit les pommes de terre avec les œufs, c’est ça que j’ai fait à manger. Il n’y avait pas de poulet, il n’y avait pas de riz, pas de couscous. Même j’ai parlé avec le directeur ici, à la réunion, il a dit qu’on pouvait faire une liste de courses mais ce que les éducateurs achètent on est obligé de l’accepter. Il dit « si tout à l’heure L. part acheter de la crème fraîche, et si toi tu n’aimes pas, tu le manges quand même, c’est un plat français. » - + **R:** Et vous en pensez quoi quand ils vous disent des trucs comme «Il faut manger français, c’est important pour votre intégration» ? **P:** On peut manger des plats, de la nourriture française, quand nous sommes arrivés c’est ce qu’on mangeait, puisqu’on n’avait pas commencé à préparer nous-mêmes à manger. C’est les éducateurs qui préparent à manger, mais nous aussi on veut essayer de faire des trucs, laissez-nous tranquillement faire notre truc, on se met à l’aise et ça passe. Nous on veut juste pouvoir faire nos courses, et eux [les éducateurs] ils sont là pour signer les reçus, même pas pour payer avec leur argent, pour signer le reçu seulement. Après on revient à la maison. C’est ce qu’on veut. - + **R:** Y’a d’autres choses que vous n’avez pas le droit de faire ici ? -**P:** Un jour un ami m’a envoyé de la semoule de manioc, que nous on appelle en Côte d’Ivoire de l’attiéké, qu’on mange beaucoup avec la main, jamais avec une cuillère, même les riches ils mangent avec la main. Ce jour-là j’ai fait de l’attiéké, avec des haricots, des œufs, et on a mangé avec A. [un jeune pris en charge par l’association]. On était à l’aise, on mangeait, et moi mon plat était un peu caché, parce qu’un éducateur était là mais il voyait pas, et quand il est rentré dans la cuisine il a vu A., et il a commencé à dire « Mais qu’est-ce que tu fais ? » Moi je parlais pas, je mangeais, et l’éducateur a commencé à crier sur A., « Les gars ça se fait pas ici, on n’a pas le droit de manger avec la main. » Il a continué à parler, mais moi à un moment j’ai pris la parole et on s’est engueulé. Il a dit « et si Emmanuel Macron il arrive tout à l’heure, est-ce que tu mangeras avec la main? » J’ai dit « il est où Emmanuel Macron? Je sais que la France c’est pour toi, mais la Côte d’Ivoire c’est pour moi, je mange avec la main, tu peux pas me forcer à manger avec une cuillère », parce qu’on est chez nous ici, même si c’est pas chez nous, on dort ici, on mange ici, on fait tout ici, donc c’est chez nous. Il me dit « Et si on te voyait dans un restaurant ? » Je lui dis « Déjà moi j’aime pas aller dans les restaurants, j’aime pas, je préfère manger chez moi, à l’aise, tranquille, je bois mon eau et j’ai fini. » Avec un repas au restaurant ça me fait deux semaines de courses à la maison, donc chez moi c’est mieux. Après d’autres éducateurs sont arrivés et nous ont dit qu’on ne pouvait pas manger avec la main. Nous on a dit, « quand on mange, allez dans le bureau, fermez le bureau, et laissez-nous manger dans la cuisine. Vous êtes là pour travailler avec nous, pas pour venir faire votre loi comme vous faites avec vos enfants. » Ca s’est passé comme ça avec eux.  Après le chef est venu, il a essayé de nous obliger à manger avec une cuillère ou une fourchette, il a dit « parce que quand vous allez commencer votre apprentissage, vous allez manger avec des collègues, et si vous mangez avec votre main... » J’ai dit « Déjà j’ai pas encore commencé l’apprentissage, et quand je commence, si je vois que tous mes amis ont des cuillères, moi aussi je vais prendre une cuillère, je vais pas manger devant eux avec ma main. Mais ici je suis chez moi c’est pour ça que je mange avec la main. » Si j’ai envie de manger avec ma main, je mange avec ma main. Tout est comme ça ici. Hier j’ai dit au nouvel éducateur, « Ici je vis dans une petite prison. Je vis dans une petite prison. » +**P:** Un jour un ami m’a envoyé de la semoule de manioc, que nous on appelle en Côte d’Ivoire de l’attiéké, qu’on mange beaucoup avec la main, jamais avec une cuillère, même les riches ils mangent avec la main. Ce jour-là j’ai fait de l’attiéké, avec des haricots, des œufs, et on a mangé avec A. [un jeune pris en charge par l’association]. On était à l’aise, on mangeait, et moi mon plat était un peu caché, parce qu’un éducateur était là mais il voyait pas, et quand il est rentré dans la cuisine il a vu A., et il a commencé à dire « Mais qu’est-ce que tu fais ? » Moi je parlais pas, je mangeais, et l’éducateur a commencé à crier sur A., « Les gars ça se fait pas ici, on n’a pas le droit de manger avec la main. » Il a continué à parler, mais moi à un moment j’ai pris la parole et on s’est engueulé. Il a dit « et si Emmanuel Macron il arrive tout à l’heure, est-ce que tu mangeras avec la main? » J’ai dit « il est où Emmanuel Macron? Je sais que la France c’est pour toi, mais la Côte d’Ivoire c’est pour moi, je mange avec la main, tu peux pas me forcer à manger avec une cuillère », parce qu’on est chez nous ici, même si c’est pas chez nous, on dort ici, on mange ici, on fait tout ici, donc c’est chez nous. Il me dit « Et si on te voyait dans un restaurant ? » Je lui dis « Déjà moi j’aime pas aller dans les restaurants, j’aime pas, je préfère manger chez moi, à l’aise, tranquille, je bois mon eau et j’ai fini. » Avec un repas au restaurant ça me fait deux semaines de courses à la maison, donc chez moi c’est mieux. Après d’autres éducateurs sont arrivés et nous ont dit qu’on ne pouvait pas manger avec la main. Nous on a dit, « quand on mange, allez dans le bureau, fermez le bureau, et laissez-nous manger dans la cuisine. Vous êtes là pour travailler avec nous, pas pour venir faire votre loi comme vous faites avec vos enfants. » Ca s’est passé comme ça avec eux.  Après le chef est venu, il a essayé de nous obliger à manger avec une cuillère ou une fourchette, il a dit « parce que quand vous allez commencer votre apprentissage, vous allez manger avec des collègues, et si vous mangez avec votre main... » J’ai dit « Déjà j’ai pas encore commencé l’apprentissage, et quand je commence, si je vois que tous mes amis ont des cuillères, moi aussi je vais prendre une cuillère, je vais pas manger devant eux avec ma main. Mais ici je suis chez moi c’est pour ça que je mange avec la main. » Si j’ai envie de manger avec ma main, je mange avec ma main. Tout est comme ça ici. Hier j’ai dit au nouvel éducateur, « Ici je vis dans une petite prison. Je vis dans une petite prison. » diff --git a/content/01/lexique_frontiere.md b/content/01/lexique_frontiere.md index 99d0eef..c27cd33 100755 --- a/content/01/lexique_frontiere.md +++ b/content/01/lexique_frontiere.md @@ -19,7 +19,7 @@ Quant à celles et ceux qui ont le malheur d’arriver tout droit de plus loin Fiction juridique, la frontière n’en est pas moins réelle pour celles et ceux qui la traversent chaque jour sans la bonne couleur de peau, ou à défaut les bons papiers. Et si elle reste une construction historique relativement récente, c’est dans le registre de l’universel que la frontière puise sa légitimité, jusqu’à devenir une évidence territoriale, une sorte de sens commun dans la manière dont nous envisageons l’espace. Pourtant, et c’est ce qui nous intéresse dans la partie suivante, les frontières n’ont rien de naturel, et leur adéquation avec certains traits de paysage – comme les rivières ou les montagnes – est elle aussi une fabrication nationale. - + ### Frontières synthétiques Au XVIIe siècle le mot « frontière désignait une ligne de front, celle qui se tenait face à l’ennemi, peu importe que celui-ci se trouve au milieu ou en périphérie d’un territoire donné. La « frontière » délimitait une zone de défense. C’est au siècle suivant que frontières militaires et frontières nationales ont commencé à coïncider, dans les écrits officiels comme dans ceux des Lumières, qui s’évertuaient alors à ancrer la nation dans un territoire propre. Bien souvent c’est dans le paysage que les philosophes allaient piocher pour donner à la nation ses limites. Pour Rousseau ou Montesquieu, la nature avait établi sur Terre les frontières idéales de la France et des autres Etats : le Rhin, les Pyrénées et les Alpes fournissaient à la jeune nation française des limites toutes trouvées. C’est la Révolution, autrement dit, qui nationalisa l’idée d’une frontière dite naturelle, et naturalisa celle des frontières nationales. diff --git a/content/01/remplacer_les_frontieres.md b/content/01/remplacer_les_frontieres.md index 0c543ec..1fa38a5 100755 --- a/content/01/remplacer_les_frontieres.md +++ b/content/01/remplacer_les_frontieres.md @@ -35,7 +35,7 @@ La mise en spectacle de l’hospitalité et des maraudes crée d’autre part un Comment alors faire exister des récits qui permettent l’émancipation des personnes en exil, et démontent les structures racistes ? A l’évidence, la première chose à faire est de rendre visible la ségrégation raciste que produit la frontière, et que les autorités cherchent à cacher. Reste ensuite à imaginer, et diffuser, des imaginaires territoriaux qui favorisent l’émergence d’espaces et de structures sociales émancipatrices. - + ### On ne dit pas des herbes sauvages qu’elles forment des forêts !?[^4] diff --git a/content/02/calais_deuil_solidaire.md b/content/02/calais_deuil_solidaire.md index 6b14cc8..0cb35fa 100644 --- a/content/02/calais_deuil_solidaire.md +++ b/content/02/calais_deuil_solidaire.md @@ -6,7 +6,7 @@ Numero: 2 _Voici une interview de deux bénévoles de Woodyard. On y apprend plein de choses, jojo et moins jojo. On y trouve beaucoup de questions et de doutes, notamment autour des choix que nous faisons pour nous engager, nous les blancs qui passons du temps sur les frontières et qui partageons pour un bref moment la vie des personnes de passage. La vie et parfois la mort aussi. Y a autant de possibilités que d’individus, alors si tu lis cet article, c’est l’occasion pour toi, comme pour Paule et Julien, de te demander : et moi, pour quoi je suis là ?_ - + J’avais envie de parler de Calais, j’avais envie de demander ce qui fait qu’on y passe du temps, dans ce nord tout gris en hiver, comment on s’y engage. J’avais envie de raconter une histoire personnelle qui s’inscrit dans la grande histoire du racisme d’État et des violences institutionnelles, et puis surtout j’avais pas envie de vous rajouter un texte factuel accablant et déprimant à souhait… Pour bien se renseigner et avoir les dernières infos sur la situation précise à Calais, y a un tout dernier rapport de Humans Rights Observer[^1]. Ici, c’est le témoignage de Julien et Paule, bénévoles au Woodyard à Calais, qui nous plonge dans un récit d’engagement, de questionnements et de colère[^2]. Bon, c’est quand même un peu accablant et déprimant, désolée. diff --git a/content/02/edito_02.md b/content/02/edito_02.md index 4bde2b3..30c6752 100644 --- a/content/02/edito_02.md +++ b/content/02/edito_02.md @@ -21,4 +21,4 @@ C'est un peu de cela que nous parlons, dans les pages qui suivent. Une chute dr _Merci aux contributeur·rices de ce 2ème numéro : Mody Bic, Vrrhngt, Plume, Biche, Ptitpois, FleurBleue, Le race salta fosso, sussurrimi, gravier, Legrosmulot, Dayion._ - \ No newline at end of file + \ No newline at end of file diff --git a/content/02/est_ce_que_tu_m_aimes_vraiment.md b/content/02/est_ce_que_tu_m_aimes_vraiment.md index 5f0ec67..5cee8d1 100755 --- a/content/02/est_ce_que_tu_m_aimes_vraiment.md +++ b/content/02/est_ce_que_tu_m_aimes_vraiment.md @@ -1,4 +1,4 @@ -Title: Est-ce que tu m'aimes vraiment +Title: Est-ce que tu m'aimes vraiment ? Author: ravages Date: 10/11/2024 Weight: 2 @@ -14,7 +14,7 @@ _Cet article est une discussion entre trois femmes cis blanches (qu’on a poét _On a voulu collecter les témoignages de personnes sans-papiers dans des relations mixtes aussi, mais ça ne s’est pas fait. Parce que nos réseaux sont surtout féminins, surtout blancs (qu’on se le dise), et parce que les copains ou ex-copains racisés de nos amies considèrent qu’ils sont déjà assez scrutés dans leur couple pour en parler publiquement ici : leur perspective sur ce que ça fait d’être en trouple avec l’État n’apparaît donc pas dans cet article. Ça nous a fait douter. On s’est dit que c’était moyen de publier un article sur les couples mixtes en s’appuyant uniquement sur l’expérience de nos amies blanches. En même temps, y’a pas beaucoup de textes autour de nous qui parlent de relations mixtes entre militant·es blanc·hes et sans-papiers. Ça nous paraissait important de publier le peu de témoignages qu’on avait, aussi partiels et partiaux soient-ils. C’est un début, donc. Et qui sait ? Peut-être qu’à cette première lecture s’aggloméreront bientôt les témoignages d’autres personnes concernées qui ne se sentent pas, ou peu, représentées ici._ - + **C :** C’était une histoire très brève. On s’est vus quelques mois et ça s’est arrêté, parce que c’était trop prise de tête. Il y avait trop de décalage entre nous. C’est une personne qui pouvait dire « je t’aime » très vite, faire des grandes déclarations, et moi je ne suis pas habituée. Ça m’avait séduite au début, ce côté sécurité affective que je n’avais pas trouvé dans d’autres relations. D’emblée c’est rassurant quand on te dit « je t’aime » ou quand la personne en face de toi est prête à s’engager, alors qu’elle te connaît à peine. Je l’ai rencontré au refuge[^3] où il était accueilli. Il était en situation d’infériorité par rapport à moi parce qu’il n’avait pas de papiers, et pour moi c’était compliqué de mettre des limites à ses déclarations parce que je me sentais coupable. Je me disais : cette personne est dans une situation de merde et je me sens obligée de répondre à ses attentes. J’avais conscience de mes privilèges et je n’avais pas envie d’en jouer, mais c’était compliqué. Je me suis laissée embarquer dans cette culpabilité et ça m’a dépassée. J’ai préféré arrêter la relation avant que ça aille plus loin. @@ -27,7 +27,7 @@ _On a voulu collecter les témoignages de personnes sans-papiers dans des relati **D :** Et tu penses que sans ces questions administratives t’aurais pu rester dans cette relation ? - + **C :** Je pense, oui. Je me suis clairement dit : j’ai la flemme de m’embarquer là-dedans. J’ai arrêté cette relation parce que j’ai déjà eu pas mal d’histoires compliquées avant, et j’avais plus le courage de recommencer. C’est une question d’usure. Je me suis dit non, plus de lourdeur pour moi. Peut-être que s’il n’y avait pas eu de différence de statut entre nous ça aurait été plus léger et je me serais sentie d’aller plus loin, mais là ça me paraissait trop. Trop de problèmes trop tôt. Mais du coup je me demande comment ça marche pour les relations mixtes qui tiennent dans le temps. Comment vous avez fait vous au début, et comment vous faites maintenant ? @@ -35,7 +35,7 @@ B: Moi je suis encore dans une relation mixte. On s’est rencontré à Brianço **C :** Oui, à cette question de culpabilité blanche se mêle aussi une culpabilité très genrée, celle d’une meuf. On se remet en question constamment, on va toujours au-devant des besoins de l’autre, on n’a pas envie que la personne se sente mal. - + B: Oui c’est sans fin. Alors si les relations hétéros sont déjà prises de tête de base, c’est sûr que relationner avec une personne sans-papiers ça rajoute des complications, et ça enlève beaucoup de légèreté. Il faut compter la soixantième facture en essayant de laisser un peu de place au romantisme. Dans mon couple, j’ai l’impression qu’on aborde beaucoup ces questions. Peut être même qu’on les a trop abordées dès le début et que c’était vraiment lourd pour tous les deux. On a eu l’impression que c’était impossible. Et puis la question des papiers, ça instaure aussi un doute permanent. Est-ce qu’il est avec moi pour avoir ses papiers ou est-ce qu’il m’aime vraiment ? En fait Z dans notre couple il est doublement surveillé : par l’administration et par moi, qui lui demande des preuves d’amour. Et ça je l’ai réalisé sur le tard, mais je sais que mes questionnements sur sa sincérité, sur son engagement, ça a été hyper dur à vivre pour lui. En même temps j’aurais été naïve de ne pas me poser la question. Parce que ça existe, les mecs qui séduisent des femmes blanches pour les papiers. Et en même temps, il y avait de la méfiance par rapport à mes intentions à moi aussi. Il avait peur que je l’utilise comme une caution militante. La méfiance, du coup, elle vient des deux côtés. Sauf que pour la personne sans les bons papiers dans le couple, la menace est triple : elle vient de l’administration (qui te demande des preuves de vie commune), de la personne avec qui tu relationnes (qui peut te larguer du jour au lendemain et te laisser dans une situation administrativement compliquée) et de son entourage, de sa famille et ses potes qui doutent parfois aussi de tes intentions. A tout ça se mélangent les différences de culture, de classe sociale, etc. @@ -44,9 +44,10 @@ B: Oui c’est sans fin. Alors si les relations hétéros sont déjà prises de B : Oui, et puis ça te met des contraintes énormes aussi. Prouver la vie commune à l’État ça veut aussi dire que tu dois être un·e bon·ne citoyen·ne. Tu peux difficilement vivre en squat, tu paies ton loyer, tes factures, tu gardes le ticket de caisse quand tu vas faire tes courses, tu es dans une course aux preuves permanente... Il y a des collectifs qui nous aident pour constituer le dossier qu’on devra déposer à la préfecture. Une personne dans un collectif m’expliquait que pendant notre entretien à la préfecture, il n’y a que moi qui aurai le droit de parler, et pas Z. C’est jamais l’étranger qui parle, toujours la personne française. C’est terrible, c’est aussi se dire que la personne étrangère, qui a fait tout ce chemin, doit passer par une autre personne pour recevoir ses papiers. Ça peut créer un sentiment de redevabilité qui peut être très lourd. Et puis il y a un peu un truc de « tu auras tes papiers si tu arrives à séduire une meuf blanche, si tu es un partenaire exemplaire ». Il y a pas mal de films qui mettent en scène une meuf française qui tombe amoureuse d’une personne qui a pas les bons papiers. Et c’est toujours une meuf qui soit a perdu son mari, soit est en dépression. Et le mec sans les bons papiers, c’est le seul qui arrive à séduire la meuf, et donc il aura ses papiers parce que c’est un bon partenaire, un bon mari (et donc un bon candidat à la citoyenneté)[^4]. + + **D :** Au Planning Familial, j’ai rencontré un Nigérian sans-papiers qui vit en France depuis six ans. Il racontait qu’avoir une relation amoureuse avec une meuf blanche, c’était trop compliqué. Se mettre en couple avec une meuf blanche, pour lui, ça voulait dire se plier aux injonctions d’intégration, se montrer en accord avec les valeurs de la République et tous les délires assimilationnistes jusque dans le quotidien, dans l’intimité. C’est s’adapter encore plus profondément à des façons de faire qui ne sont pas les siennes. En même temps il disait que les Nigérianes en France, elles ne sont pas intéressées par des relations amoureuses avec des mecs sans-papiers, parce que souvent ils n’ont pas beaucoup d’argent, ils sont dans une situation précaire. Les Nigérianes qui viennent en France elles veulent autre chose. Du coup, pour eux, il ne reste plus grand-chose. C’est compliqué des deux côtés. Et beaucoup de personnes sans-papiers se retrouvent complètement en dehors des relations affectives et amoureuses hétérosexuelles. - [^1]: Voir n’importe quel ouvrage de la sociologue Eva Illouz ou de Mona Chollet sur l’amour. diff --git a/content/02/pado_carnet_de_bord.md b/content/02/pado_carnet_de_bord.md index decddfa..030b5cb 100755 --- a/content/02/pado_carnet_de_bord.md +++ b/content/02/pado_carnet_de_bord.md @@ -4,7 +4,7 @@ Date: 10/11/2024 Weight: 3 Numero: 2 - + _C’est ouf un squat. Ça pue, ça craint, ça dépanne. Ça use et ça te sauve la vie. T’y as passé une semaine et tu dirais un an. Dans un squat tu pleures et t’as peur. Tu dors, tu manges, tu troques ta doudoune. Tu décores ta chambre, tu danses, tu apprends des langues. Tu fumes. Tu te fâches à mort et tu tombes amoureux·se. Tu cours partout puis tout s’arrête d’un coup. Et tu glandes. Et tu t’ennuies. Et tu rigoles. Des mots très abstraits deviennent tellement concrets que ça fait mal, que ça fait du bien. C’est rageant et sidérant, ça te transforme. Des mots comme: répression, racisme, propriété. Insalubrité, faim, misère. Solidarité, amour, liberté._ @@ -210,7 +210,7 @@ Il rit. Plus tard encore, la nuit est tombée. Repas bien organisé, pas de bagarre, pas de cris, pas de fâcherie, pas de bousculade, une file, wakhed wakhed. Et il y a eu assez à manger pour tout le monde. Pour deux cents personnes. Tout va bien. - + Encore plus tard, prendre ni papier, ni téléphone. Baisser tous les sièges du coffre. Partir en deux voitures. Prendre à droite après la station-service. Entrer dans la cour de l’immeuble, tous phares éteints. Couper les moteurs. Se faufiler vers la porte entrouverte. L’ouvrir en grand, sans faire de bruit. Et remplir. Remplir nos bras de couvertures, de balais, d’assiettes, puis remplir les coffres, les remplir à ras bord, de seaux, de pelles, d’éviers, de coussins, de louches. Vider l’hôtel abandonné pour remplir nos coffres. À bloc. Puis fermer les portières tout doux, sans faire de bruit, sans rien dire. Démarrer. Rouler. Tranquille. Tout doux. Croiser une voiture de police. Rouler, tranquille. Arriver au Pado. Tout décharger sous le barnum. diff --git a/content/02/remerciements.md b/content/02/remerciements.md index 3ea26b0..e4056f4 100644 --- a/content/02/remerciements.md +++ b/content/02/remerciements.md @@ -11,4 +11,4 @@ Face à ces déferlantes d’amour et d’adhésion, nous avons voulu en remettr Mais pour continuer la sieste il va falloir mettre des bouchons dans les oreilles. Parce que voilà, oui, on est woke. On est woke et on vous dit phoques. Et c'est pourquoi, dans ce numéro, y a des phoques partout. - \ No newline at end of file + \ No newline at end of file diff --git a/content/02/ventimiglia.md b/content/02/ventimiglia.md index 8ee5de0..ecd4e9a 100755 --- a/content/02/ventimiglia.md +++ b/content/02/ventimiglia.md @@ -8,7 +8,7 @@ _Upupa en Italien signifie huppe. Une huppe en Français c’est un oiseau migra _Des copaines de Vintimille nous racontent le quotidien d’Upupa, à travers les voix des personnes qui fréquentent le lieu. Écrit à plusieurs mains, il est entre le recueil d’histoires, la narration et la mise en mots d’un imaginaire collectif. Ce que vous vous apprêtez à lire ne se veut ni exhaustif, ni représentatif du lieu, de sa complexité et de l’énergie qu’il contient._ - + Vintimille, un jour quelconque d’un mois quelconque. @@ -55,7 +55,7 @@ Pendant que Ahmed parle, une connaissance à lui entre par hasard dans le local. Une autre personne qui vient juste d’entrer cherche du sucre pour se faire un café. Depuis que Mustafa est là, le sucre on le range dans le coffre, comme le plus précieux des biens. Il y en a toujours trop et il finit toujours trop vite. Le lieu semble l’engloutir. Le mot sukar affleure constamment dans le chaos des conversations. Le sucre qu’il faut aller acheter au Lidl, le sucre qu’il faut mettre de côté, le sucre à partager, le sucre qui colle aux tasses, le sucre indispensable à la préparation lente et méticuleuse du café. Sucre, café en poudre, une goutte d’eau. Il faut un peu de temps. Le rythme ici n’est pas scandé par la machine à café, mais par le tintement net et constant des petites cuillers qui remuent ces trois ingrédients. Il ne faut pas être pressé.e, ça peut prendre quelques minutes. - + Pendant que des conversations babéliques bouillonnent, au-de-là du sifflement de la bouilloire qui passe d’une main à l’autre, entre le bruit de l’eau qui coule et le raclement du pot de sucre encroûté, on entend chuinter la porte du coffre qui s’ouvre et se referme pour la millième fois. Après il faut laver les tasses, les chercher, les perdre. Les retrouver dans les endroits les plus improbables. Sous les tables, sur les étagères des livres, dans les toilettes. Dans les pots de fleurs, sur le muret en face mais dix mètres plus loin. Dans le parking ou de l’autre côté de la route. Et il n’y a pas que les tasses, mais aussi les verres, les bols, les pots de confitures, les boîtes à café, récipients de toutes les formes et mesures. Dans le croisement chaotique de personnes, paroles et objets qui constitue ce lieu, la préparation du café se charge d’une signification rituelle particulière. diff --git a/content/images/01/Sommets.jpg b/content/images/01/Sommets.jpg index a5b9ad3..9053ccd 100755 Binary files a/content/images/01/Sommets.jpg and b/content/images/01/Sommets.jpg differ diff --git a/output/archives.html b/output/archives.html index fd8a75a..c076531 100755 --- a/output/archives.html +++ b/output/archives.html @@ -33,7 +33,7 @@
C'est un peu de cela que nous parlons, dans les pages qui suivent. Une chute drôle serait bien la bienvenue là, une lueur même évanescente d'optimisme. Mais non.
Merci aux contributeur·rices de ce 2ème numéro : Mody Bic, Vrrhngt, Plume, Biche, Ptitpois, FleurBleue, Le race salta fosso, sussurrimi, gravier, Legrosmulot, Dayion.
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